L’homme se donne, il ne se produit pas. Il n’est compris que pour autant qu’il n’est pas défini et objectivé. Tel est le paradoxe de l’anthropologie de la donation développé par Jean-Luc Marion dans Certitudes Négatives.
« Inévitablement cette définition compréhensive finit par autoriser, voire par exiger de distinguer les hommes entre eux, en séparant ceux qui satisfont à toutes les conditions fixées à un moment politique donné de cette citoyenneté de ceux qui n’y satisfont pas et ne peuvent que s’en trouver exclus de fait, donc peuvent l’être de droit. Exclusion d’abord des en-recherche-d’emploi, des sans-domicile-fixe, des sans-papiers (la métaphore et l’euphémisme devenant la règle langagière de l’exclusion), puis très vite des asociaux, des délinquants, enfin des malades mentaux ou des embryons réputés (par qui ?) non encore humanisés ou surnuméraires, etc. » (4)
Il ne s’agit pas bien sûr pour Jean-Luc Marion de refuser toute définition métaphysique de l’homme dans un irrationalisme facile, mais de montrer que paradoxalement la définition ne limite pas l’homme. Ou plutôt que l’homme se définit dans ce qu’il a de plus précisément propre comme ce qui ne souffre pas de définition générale. Cette impossibilité de la définition, ou plus exactement de la classification, est une définition. Elle est aussi un programme politique. En effet, elle s’oppose aux définitions de l’homme par le pouvoir politique. Le pouvoir politique définit l’homme comme être rationnel, et sépare les fous de la sociabilité commune. Le pouvoir politique définit l’homme comme ayant une identité politique, des « papiers » qui le rattachent à une administration, et il renvoie le sans-papier dans son pays d’origine. Le pouvoir politique définit l’homme comme ce qui a été conçu depuis au moins 3 mois (5), et il laisse des embryons humains sans protection. Ainsi, au sommet de cette négation de l’homme par sa définition même, se trouve la négation de l’humanité des embryons humains. « Par qui », demande Jean-Luc Marion ? Qui est le pouvoir politique qui nie que les embryons humains portent une promesse d’humanité ? Pouvoir aveugle et anonyme ! Ainsi, on ne sait trop pourquoi, mais il se trouve que le pouvoir politique, que nous appelons métaphoriquement « César », nie que les embryons humains soient humains.
Contre cela, on ne pourrait lutter efficacement par une autre définition, du type « l’embryon humain est un humain en puissance », car on resterait dans le conflit des définitions de l’homme, conflit que le politique a bien du mal à arbitrer. L’antipolitique offre une autre voie pour lutter contre cette objectivisation de l’humain, qui en conditionne sa manipulation, en s’opposant non pas à telle ou telle définition jugée trop restrictive, mais au principe même qu’on puisse définir politiquement l’être humain. Ce principe est tyrannique. Le tyran est ce politique qui au lieu de tisser les différentes forces à l’œuvre dans une Cité prétend produire une cité selon son idée. Au lieu d’orienter l’homme tel qu’il est vers le Bien, il le contraint à s’adapter à son idée du bien. Ce qui suppose de normer non pas seulement ce que l’homme fait, son action, mais aussi ce qu’il est, sa définition. L’antipolitique a pour corrélat un principe de précaution, qui touche à la définition même de l’homme que pourrait produire le pouvoir politique.
Or on peut comprendre la laïcité comme cette exigence de ne pas définir politiquement ce qui n’est pas du ressort du pouvoir terrestre. On comprend trop souvent le « rendez à César ce qui est à César » en oubliant le « et à Dieu ce qui est à Dieu ». Or c’est bien Dieu qui tient dans sa main ce qui appartient à César, la pièce de monnaie ! Littéralement, « ce qui appartient à César » c’est la monnaie et sa régulation par l’impôt, c’est-à-dire, symboliquement, tout ce qui est du domaine de l’échange et de la régulation de l’échange. L’échange et le don, voilà ce qui fait le partage dans la phénoménologie de la donation entre ce qui est du domaine de l’objet productible et reproductible et ce qui est du domaine de l’événement. L’être humain est-il un objet ou un événement ? César voudrait qu’il soit un objet, manipulable à merci, le citoyen catholique a suffisamment d’espérance pour affirmer envers et contre tout que l’homme est avant tout un événement, c’est-à-dire quelque chose qui nous interpelle et nous convoque à la responsabilité, et non quelque chose dont on pourrait maîtriser la production. Il n’est ainsi pas étonnant que cette année les catholiques aient mené la lutte contre l’émergence du droit à l’enfant en France, masqué derrière la loi Taubira. Telle est leur tâche politique : réaffirmer sans cesse ce qu’on appelle la dignité de l’homme, c’est-à-dire son indisponibilité à toute manipulation. Ainsi ce qui fonde l’antipolitique, c’est la laïcité intégrale (6), c’est-à-dire le partage net, qui est distinction et non séparation, entre ce qui est du domaine de l’échangeable et ce qui est du domaine de l’événement à préserver, entre ce qui est propre à l’exercice du pouvoir et ce qui lui est indisponible.
4 Jean-Luc Marion, Certitudes Négatives, Paris, Grasset, 2010, p.58-59.
5 Définition arbitraire, mais qui se cherche un appui scientifique.
6 Je parle de laïcité intégrale comme d’autres on parlé d’humanisme intégral pour tout à la fois défendre la dignité de la personne humaine et critiquer une vision partiale de l’humanisme.
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