Les Alternatives Catholiques

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La Lettre et l’Esprit N°1 : Parole d’expert

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Publié le 13 janvier 2016 Aucun commentaire

L’expertise est devenue une exigence dont le monde contemporain a du mal à se passer. À l’heure où quiconque peut prendre la parole au sein de l’immense réseau d’articles constitué par Internet et ce que les média traditionnels appellent « lérézosocio » en bonne phonétique, il serait malvenu, paradoxalement, d’oser traiter d’un sujet que l’on ne maîtrise pas dans les moindres détails. Serait-ce parce que la Toile nous fait pénétrer, pour les plus scrupuleux d’entre nous, dans une ère du soupçon liée aux nombreux contenus à l’origine indéterminée, dépourvus de cette traçabilité qui nous angoisse tant par ailleurs ? Ou bien s’agit-il une stratégie réflexive plus pernicieuse ?

L’honnête homme qui disposait de la faculté de discourir avec aisance de n’importe quelle question faisant appel à son discernement et à sa culture (celle que l’on aime à dire « générale »), cette figure prisée des XVIIe et XVIIIe siècles européens, s’est vu récemment supplanté par un personnage qui, s’il paraît plus exact dans son savoir, semble pourtant bénéficier à tort de l’opacité de son nom.

Expert fait partie de ces nombreux mots qui, avant d’être des substantifs, ont connu une existence d’adjectifs : dès le XIIIe siècle, espert veut déjà dire « adroit, alerte ». Il provient en effet du latin expertus, « éprouvé, qui a fait ses preuves, qui a fait l’expérience de… » (de experiri, « éprouver, faire l’essai, tenter de réaliser »). Ainsi, le terme connote une expérience (à la racine étymologique commune) qui fait elle-même signe vers un rapport chronologique et cumulatif au savoir. Est dit expert(e) celui ou celle qui a acquis un grand savoir-faire ou une grande habileté dans une profession, grâce à une longue expérience. Derrière cette compétence se trouve aussi une certaine sécheresse : ledit expert ne s’embarrasse pas de sentiments, son habileté est purement technique, le cœur n’a pas de part à la mise en branle de son savoir.

Le substantif quant à lui connaît une nuance de sens supplémentaire : ici l’expérience ne vaut pas tant que la spécialisation, et par conséquent, l’habilitation à émettre un avis en tant que spécialiste d’une question en particulier. L’expert est un connaisseur dont l’avis ne saurait être remis en cause : il fixe un savoir d’après le réel sur la toile du temps. Il arrive en outre que cette connaissance ne soit pas expérience directe de l’individu mais connaissance de seconde main, sanctionnée par un diplôme universitaire dans une discipline d’une grande technicité (comptabilité, géographie et géométrie entre autres, qui nous donnent ces savoureux composés d’expert-comptable, expert-géographe et expert-géomètre).

L’expert qui nous est proposé aujourd’hui comme modèle d’acquisition et de diffusion du savoir par de nombreux média est donc cet être forcément vieux (il n’est pas d’expertise jeune, ce qui relègue les moins de trente ans hors de la sphère des échanges valorisés), plus à même de donner un aperçu technique d’un problème plutôt que d’en aborder l’aspect humain ; pis encore, sous le règne des experts, point de contestation possible, à moins de faire soi-même partie de l’aréopage : la parole de l’expert tend à être définitivement admise une fois énoncée dans ce que je pourrais appeler un « lieu de confiance » (grande station radiophonique ou chaîne de télévision). Ainsi, plutôt que d’encourager une labilité du savoir, une souplesse d’esprit ou de points de vue, la convocation quotidienne des experts tend vers une fixité dans l’analyse du réel (ce qui explique sans doute pourquoi l’on trouve davantage d’experts en ce que l’on appelle les « sciences dures » que d’experts en humanités).

Aussi la parole experte n’est-elle pas inclusive mais délibérément exclusive ; elle n’est pas ouverte mais fermée ; elle implique une hiérarchie dans les échanges entre une minorité possédant le savoir et une majorité ignorante. Ces aspects ne réclament pas la critique pour eux-mêmes. Cependant, il semble bon de nous interroger sur l’hypocrisie contemporaine à l’aune des menus éclaircissements que nous apporte l’exploration lexico-sémantique d’aujourd’hui : nous qui voyons quels fruits porte l’interdisciplinarité, quels problèmes sont induits par un didactisme sans humanité, qui fait de la dissymétrie nécessaire entre celui qui enseigne et celui qui reçoit l’enseignement une tranchée, enfin, quels risques politiques nous fait courir la confiscation du regard sur le réel par certaines disciplines comme l’économie (qui voit son nombre d’experts croître de façon exponentielle depuis 2008), ne serions-nous pas en mesure de nous détacher de notre soif de réponses immédiates, brèves et en apparence perpétuellement valables ? Nous contenterons-nous de ce que les experts nous donnent et promeuvent comme modèle épistémique, un modèle où ni dialogue ni humanité n’ont leur place ? Si nous appelons de nos vœux un savoir spécialisé, celui-ci ne doit-il pas s’accompagner d’une exigence de sagesse qui dépasse les chiffres et les faits, vers une recherche du sens (en particulier, un sens relationnel) ?

Internet, en tant que médium où ces personnages du « paysage audiovisuel français » peinent à se faire (re)connaître, ne peut-il pas devenir le nouveau salon où les honnêtes hommes au savoir protéiforme pourraient reprendre vie ? Cela me semble, à tous égards, être une belle ambition.

Source de l’image : Henry Blackburn Randolph Caldecott, A Personal Memoir (London, England: Sampson Low, Marston, Searle, and Rivington, Limited, 1889)

Coruscant

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