TRANSMISSION OU TRADITION
le secret du vallon
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Transmissionย ? le message passe identique dโun camp ร lโautre. Traditionย ? le message passe dโun homme ร un homme, de faรงon souple et attentive de lโun ร lโautre, sachant que malheureusement le mot ยซย traditionย ยป a fini par rejoindre et dรฉpasser la raideur de la ยซย transmissionย ยป.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Par dรฉfinition, les textes dits sacrรฉs, fondateurs des religions, veulent atteindre en chacun le sens aristocratique le portant vers lโun et le meilleur. Ils sont donc sujets du dilemme transmission et traditionย : dรฉsir de pure transmission, puisquโil touchent lโabยญsolu, et tradition, puisquโils sโadressent ร des libertรฉs. Le cas des รcritures dโIsraรซl est original. ร bien lire, elles tรฉmoignent en elles-mรชmes dโune premiรจre refonte, dโun mouvement rรฉflรฉchi livrant des rรฉcits ou des paroles qui sont revus et rรฉflรฉchis et inยญvestis ร mรชme leur transcription dans un nouveau discours. On doit certes les donner aux fidรจles en ยซย traditionย ยป, mais elles ont dรฉjร bรฉnรฉficiรฉ dโune premiรจre tradition, dโun jeu entre le gardien et donateur des archives et le scribe prophรจte, un duel dont elles ont soigneusement laissรฉ voir les stigmatesย [1].
- โย Des phรฉnomรจnes littรฉraires ร lโidรฉologie
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย La Torah, les Prophรจtes, les รcrits, dont le dit NT, le gros des รcritures est polarisรฉ par la royautรฉ, mais en style sรฉmitique, sans concept, ni dรฉfinition. Natuยญrelยญlement, la question du roi comme telle se fait รฉvidente ร partir de la demande dโIsraรซl dโavoir un roi comme les Nations (Iย Samuel, ch.ย 8).
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Mais on peut dรฉjร deviner cette obsession de la Bible ร partir du livre de Josuรฉ, oรน sโamorce en clair la rรฉflexion concernant le statut politique dโIsraรซl. ร partir de lร , nous aurons une narration qui aura lโair de suivre une chronologie conduisant de lโentrรฉe des Hรฉbreux en Canaan (Josuรฉ et Juge) jusquโร leur sortie, lโExil final ร Babel (Samuel et Rois). Ces livres suivent comme ร chaud les rรจgnes successifs ou parallรจles. Nos bibles les appellent ร tort ยซย Livres historiquesย ยป, alors que la bible hรฉbraรฏque les intitule ยซย Premiers prophรจtesย ยป, ce qui dโemblรฉe en dit bien plus long et bien plus vrai sur la ยซย traditionย ยป.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ร la suite de cette histoire-prรฉtexte, vient le rouleau des Prophรจtes รฉcrivains, les trois plus longs, Isaรฏe, Jรฉrรฉmie et รzรฉchiel, et les douze ยซย petits prophรจtesย ยป (selon le nomยญbre sacrรฉ des Tribus dโIsraรซl), Osรฉe, Joรซl, Amos etc. Tous se rรฉfรจrent ร tel ou tel roi, et la plupart le morigรจยญnent.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Le troisiรจme volume de la Bible appelรฉ ยซย รcritsย ยป, pourtant composรฉ de rรฉdacยญtions libres et indรฉpendantes comme de petits romans, nโest pas en reste. Ruth, Esther, Judith, mettent en cause le roi sous un angle chaque fois diffรฉrent. De mรชme le Cantique des cantiques, le Qohรจlet, les Proverbes (et juste ร la fin, en contraste avec le portrait de la paysanne parfaite), la Sagesse, ces derniers livres attribuรฉs ร Salomon pour le convertir, le faire abdiquer, cโest ร dire en renier la mรฉmoire et les folies ร lโusage des lecteurs. Et mรชme Daniel, une apocalypse, commence par une longue et subtile dialectique conduiยญsant en somme ร la conversion au judaรฏsme le roi Nabuchodonosor, celui qui avait assiรฉgรฉ et pris Jรฉrusalem puis emmenรฉ les Judรฉens en exilย : ainsi au prรฉsumรฉ roi des rois dโIsraรซl, Salomon ambitieux, idolรขtre et moralement dรฉchu, rรฉpond un roi des rois, mais chez les Nations, qui en sens inverse adore le Dieu dโIsraรซl et abdique. Et ne diยญsons rien des Maccabรฉes, livres tardifs et de langue grecque, qui รฉtudient lentement le chemin par oรน une saine rรฉvolte dโIsraรซl contre lโhellรฉnisation a glissรฉ vers la mise en place dโune nouvelle royautรฉ en Israรซlย !
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Que les Prophรจtes et les รcrits qui les longent, pour ainsi dire, soient profondรฉยญment prรฉoccupรฉs de ce que fut la royautรฉ en Israรซl et de ce quโelle aurait dรป รชtre (ou ne pas รชtre), la chose est comprรฉhensible. Mais en amont il reste la Torah, ses cinq livres, de la Genรจse au Deutรฉronome, un vaste document tissu de lรฉgendes et de mythes et dโhistoire, antรฉrieur ร la royautรฉ ou ร ses prรฉalables. Or, par les nobles exemples des trois Patriarches (la Genรจse), puis par la prรฉsentation calculรฉe des pรฉripรฉties tragiques de la Sortie dโรgypte (Exode, Lรฉvitique, Nombres et Deutรฉronome), la Torah prรฉvient comme pour la racheter la narration couvrant la sombre รฉpoque effective des rois; elle apporte le remรจde avant que la suite dรฉcrive le mal, et propose une rรฉsurrection avant le spectacle de la maladie et de la mort.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย La Genรจse montre en effet Abraham, Isaac, Jacob, abdiquantย : la dynastie par lโaรฎยญnรฉ et la possession dโune terre leur sont refusรฉes, et le livre finit sur lโexil en รgypte. Ainsi, comme la sagesse prรฉvient la folie, la saga des trois sages Patriarches veut rรฉยญpondre dโavance ร celle des trois premiers rois fous dโIsraรซl, Saรผl, David, Salomon.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Le dernier gros tiers de lโExode condamne le Temple et son or, en dรฉcrivant lonยญguement la fabrication du coffre modeste contenant les Tables de la Loi. Cette Arche est par avance lโantithรจse du Temple que David et Salomon croiront pouvoir offrir ร YHWH.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Le Lรฉvitique, tout brodรฉ de pratiques dรฉfinies destinรฉes ร rendre la santรฉ morale ร Israรซl, culmine sur le Jubilรฉ, le grand Chabbat oรน se concrรฉtise le devoir de garder le Cadastre des 12 Tribus, soit la fรฉdรฉration libre, qui est le grand remรจde aux abus de la royautรฉ et ร son existence mรชme.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Les Nombres assurent massivement le mรชme Cadastre, ce qui revient ร faire ouยญblier la royautรฉ centralisatrice et discrรฉtionnaireย : le prophรจte narrateur y rappelle dโabord une grosse affaire, comment arrรชter un dรฉbut de sรฉcession de la part de trois Tribus, sรฉcession qui ruinerait le Cadastre, et il laisse en toute fin de son livre une imaยญge remarquable, une autre affaire, mais minusculeย : on permettra ร cinq femmes de conserver une propriรฉtรฉ menacรฉe de disparition par lโabsence dโhรฉritier mรขle, ce qui dรฉchirerait un coin du tissu de la Fรฉdรฉration, du Cadastre, lequel finirait par partir en lambeaux, donnant รฉventuellement occasion ร un retour de la royautรฉ.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Le Deutรฉronome propose en son milieu la charte dโun roi, mais sans royautรฉ, et de surcroรฎt le livre entier revient sur les รฉvรฉnements de lโExode, en les modifiant dans le sens dโune rรฉdemption aprรจs coupย โ un exemple de ยซย traditionย ยป active.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Ainsi, Torah, Prophรจtes, รcrits, tout le dit Ancien Testament, complote contre la royautรฉ.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Une preuve externeย : les รฉvangiles et le dit Nouveau Testament hรฉritent de bout en bout de lโAncien. Ils sont en effet sous-tendus par le conflit opposant le Royaume des Cieux au dรฉsir des Judรฉens dโavoir un Messie-roi (les Rameaux…). Dโoรน le Prologue de Matthieu, un diptyque opposant Joseph, lโhรฉritier de David qui abdique, ร Hรฉrode, roi ร lโimage de Pharaon massacrant son peuple. Dโoรน le ch.ย 6 de Jean, partant du mouveยญment de foule qui mettrait Jรฉsus sur le trรดne, pour aboutir ร la dรฉfection de tous. Dโoรน le procรจs chez Pilate, marquรฉ par le reniement du cรดtรฉ des Judรฉens, Nous nโavons de roi que Cรฉsar, puis par lโironie de Pilate, Jรฉsus, le Nazarรฉen, roi des Judรฉensย : un imposteur de Galilรฉe, rรฉgion restรฉe hors judaรฏsme, est donc le roi de Juda, de Jรฉrusalem, qui prรฉtend au vrai et unique judaรฏsmeย ! Dโoรน lโรฉquilibre idรฉologique, prophรฉtique des Actes, dont tous les rรฉcits sont pris entre le premier mot aberrant des disciples, au dรฉbut, Est-ce maintenant que tu restaures le royaume dโIsraรซl, et le dernier mot du livre, Paul enseignant dรฉsormais le Royaume de Dieu.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Cette fixation de toute la Bible suppose que ses rรฉdacteurs nโont pas seulement transmis des Archives. Une idรฉologie sโen est mรชlรฉe, et peu importerait laquelle, en un premier temps. Mais il est clair que la position des prophรจtes rรฉdacteurs est que la royautรฉ est la cause de la ruine dโIsraรซl.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Tout le proclame. Mais lโรฉnoncรฉ explicite sโen trouve dans une brรจve page de IIย Rois, ch.ย 20, v.ย 12-19, ร lโadresse du roi รzรฉchias. Lโoccasion est remarquable, et dรฉjร par dรฉfaut. En effet, les rois prรฉcรฉdents avaient reรงu leur condamnation, mais cโรฉtait pour des crimes visibles, pour ainsi dire, injustice, sang, complaisance ร lโendroit du baalisme. Mais le roi รzรฉchias est un bon roi, jusquโici bรฉni de YHWH, miraculeusement protรฉgรฉ de lโinvasion et guรฉri dโune maladie mortelleย [2]. Mais tout ร la fin de sa chroniยญque, on le voit faisant visiter tous les trรฉsors dโargent et dโor et la force de Jรฉrusalem ร un prรฉtendant au trรดne de Babel venu chercher son appui. Cโest un geste apparemment anodin, de courtoisie et dโalliance potentielle. Or, le prophรจte Isaรฏe accourt pour dire ร รzรฉchias que ce geste anodin va plus tard mรฉriter lโexil de tout Juda ร Babelย : tout ce que ce Mรฉrodak-Baladan a vu des richesses dโรzรฉchias sera pris et emportรฉ ร Babel, et un dernier roi de Juda sera exilรฉ ร Babel; se sera la fin de Juda, dโIsraรซl. Le drame tient dans une brรจve page, et lโoracle dโIsaรฏe est tranchant, sans commentaireย [3]. Du chรขtiยญment total, qui paraรฎt disproportionnรฉ, nous devons remonter ร la cause. Cโest que le crime dโรzรฉchias est le crime royal par excellence, lโorgueil, ร quoi sโajoute la confiance mise dans lโor maudit, dans lโarsenal, au lieu du bras de YHWH, le Dieu dโIsraรซl, ร quoi sโajoute encore lโidรฉe dโune alliance avec une Nation et la Nation ennemie dโIsraรซlย [4]. La ruse prophรฉtique du rรฉdacteur est dโavoir mis cette annonce fatale ร lโoccasion dโun bon roi, juste aprรจs le haut fait divin de la dรฉlivrance et de Jรฉrusalem et dโรzรฉchias. Cโest lโexemple parfait du paradoxeย : YHWH a sauvรฉ, Il exterminera. Telle est la portรฉe du criยญme de base de la royautรฉ. Et peu avant la prise de Jรฉrusalem nous verrons un bon roi, meilleur encore, sans faille quant ร lui, pรฉrir au combat, ce qui sonnera le glas des rois dโIsraรซl annoncรฉ ร รzรฉchias. ย ย ย ย ย
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Cโest sans doute cet exemple dโรzรฉchias qui donne la clef de lโidรฉologie biblique. Bรฉnin, le geste du ยซย bon roiย ยป รzรฉchias ne lรจse personne en apparence. Mais prรฉcisรฉยญment, de faรงon improvisรฉe et gratuite, il isole ร lโรฉtat pur le crime radical, la soif de lโor et de la puissance.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Mais voici, pour fixer les idรฉes, un autre exemple flagrant et massif de ยซย tradiยญtionย ยป ou de trahison prophรฉtique criante et assumรฉeย : lโhistoire de Salomon et du Temยญple. Comment sโy effectue le passage de lโhistoire ร la libre prophรฉtieย ? Essentiellement par la mise en page dโArchives triomphalistes. Nous lisons lโhistoire de Salomon, et des pages et des pages le glorifient dโavoir construit le Temple. Mais ces Archives flatยญteuses sont scandรฉes de trois allusions coupantes et mortelles qui les ruinentย : Salomon a commencรฉ par รฉpouser la fille de Pharaon; il a continuรฉ en bรขtissant pour lui-mรชme et pour cette fille de Pharaon des palais jouxtant le Temple, avec les mรชmes bois et mรฉtaux prรฉcieux, et il finit aux bras de mille femmes รฉtrangรจres, et miroir ร lโลuvre, pour complรฉter le tableau, le maรฎtre dโลuvre du Temple, Jรฉroboam, se forme ร la sรฉdiยญtion en รgypte, et cโest lui qui, sous Roboam, fils de Salomon et fauteur dโune corvรฉe outranciรจre dรฉjร organisรฉe par Salomon, consommera le schisme irrรฉmรฉdiable. En somme, le Temple, dรฉjร bรขti grรขce ร la corvรฉe de type รฉgyptien, repose sur trois piliers dโune argile friable. Le schisme est la ruine intรฉrieure dโIsraรซl, et lโExil mรฉritรฉ plus tard par รzรฉchias nโen sera que la rรฉalisation physique.
- ย โ Des procรฉdรฉs littรฉrairesย : le paradoxe
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Pour mettre en ลuvre son idรฉologie, son Idรฉe,ย au fil des rรฉcits ou des oracles, la Bible recourt ร des effets littรฉraires que lโon peut dire systรฉmatiques, et que rรฉsumeยญrait bien le mot approchant, le paradoxe. Lโenquรชte peut en effet partir dโun lot de paradoxes touยญchant la royautรฉ comme telle. Suivons ร grands traits le cours des รcritures.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย La premiรจre gรฉnรฉalogie ou dynastie royale qui se dรฉploie fiรจrement sans accroc, sauf ร un endroit, oรน soudainย elle est comme trouรฉe par un Hรฉnoch, qui est enlevรฉ (Geยญnรจse, ch.ย 5). Les Patriarches reรงoivent ensuite une promesse de nombre et de grandeur, qui se solde par un exil en รgypte des seuls douze fils de Jacob. La Sortie prodigieuse dโรgypte des 600.000 Hรฉbreux aboutit ร lโentrรฉe en Canaan de seulement 2 rescapรฉs de la premiรจre gรฉnรฉration, Josuรฉ et Caleb. Poursuivonsย : les Juges, rois occasionnels moins la royautรฉ (ni dynastie ni terre), proposent une esquisse de la royautรฉ parfaite, mais, surprise, le prophรจte rรฉdacteur sโarrange en mรชme temps pour dรฉvaluer les cinq plus grands par quelque crime, et le dernier Juge, Samson, au nom dรฉjร suspect Soleil est plus que douteux, et pour finir lโaffaire de la femme coupรฉe en douze dรฉmontre que le peuple est capable, sans roi bien entendu, mais รฉgalement sans juge, de rรฉsoudre une terrible crise intรฉrieure. Peu aprรจs, les investitures de Saรผl et de David seront dรฉrisoiยญres. Quand ensuite Saรผl sera destituรฉ pour sacrilรจge, il restera roi, et quand David, un usurpateur pour commencer, sera sacrรฉ, il restera longtemps roi sans royautรฉ, mais il respectera le roi Saรผl destituรฉ. Ce jeu entre Saรผl et David n’est pas l’objet d’une petite page, mais de tout le premier livre de Samuel, utilisant et bousculant forcรฉment une pseudo-histoire rรฉelle. Lโidรฉe sous-jacente est que lโonction royale nโa aucune valeur dรฉcisiveย : quโon lโait reรงue ou quโon lโai perdue, rien ne change. Les Israรฉlites ont voulu un roi, mais pour Dieu lโonction est un hochet indiffรฉrentย : cโest pourquoi au nom de YHWH Dieu le rรฉdacteur bรฉnira des rois, les maudira, leur pardonnera de faรงon scandaยญleuse des crimes abominables. Cโest enfin que la personne du roi nโintรฉresse pas YHWH Dieu. Cโest le peuple, cโest chacun en Israรซl qui a voulu un roi, qui sโy est vu reflรฉtรฉ en grandeurย : cโest donc lโexil du peuple qui offrira le solde du grand contentieux apparu en Iย Samuel, ch.ย 8. En attendant, YHWH Dieu laissera courir le filin qui a fichรฉ le harpon de vรฉritรฉ au flanc du monstre des mers.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Par la suite, la mise en ลuvre des archives d’Israรซl concernant les rรจgnes succesยญsifs (Samuel โ Rois) continuera sur une sorte de crรชte, malheureusement inaperรงue de l’exรฉgรจse historico-critiqueย : des diptyques ou des ensembles littรฉraires dรฉfinis (que je ne peux dรฉployer ici) serviront dโostensoirs ร une image toujours paradoxale, affronยญtant deux situations en tension, en miroir. Et surtout lโon y verra les rois conduits par leur royautรฉ ร contredire la royautรฉย โ paradoxe.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Ce reniement de soi de la royautรฉ se fera vers le bas et vers le haut. Vers le bas, par rapport au peuple, que le roi craint et suit comme Saรผl, ou quโil fuit, comme David fuyant devant Absalom son fils (drame paradoxal qui occupe presque toute la chroniยญque de David roi, en IIย Samuel). Et par la suite lโon ne comptera plus, surtout dans le royaume schismatique du Nord, Israรซl, les usurpations, complots et assassinats, toutes faรงons de mettre ร mal le principe sacro-saint de la dynastie par lโaรฎnรฉ, pierre dโangle de la royautรฉ.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Le reniement suicidaire de la royautรฉ par les rois se fera รฉgalement vers le haut, par rapport ร la source prรฉsumรฉe de leur pouvoir, lโonction prรฉsumรฉe venue de YHWH. En effet, tous les rois laisseront survivre les pratique des cultes de Baal. Saรผl aura comยญmis des sacrilรจges (sacrifices intempestifs et recours ร la nรฉcromancienne dโEndor); Daยญvid aura perpรฉtrรฉ le crime de sang sur Urie, et pour finir il aura voulu compter ses suยญjets, compte qui nโappartient quโร YHWH Dieu; Salomon utilisera la corvรฉe pharaonique pour bรขtir le Temple, et il passera aux cultes de ses mille femmes รฉtrangรจres; Achab volera la vigne de Naboth en le faisant tuer. Tous ces crimes dรฉfont le lien de vรฉritรฉ que la royautรฉ idรฉale a avec la divinitรฉ. Et lโhistoire du ยซย bon roiย ยป รzรฉchias dont jโai parlรฉ rรฉvรฉlera au lecteur lโessence du crime quand il montrera par orgueil ses trรฉsors ร un prรฉtendant de Babelย : curieuseยญment lโaffaire semblait anodine, anecdotique, et pourtant cโest lโExil de Juda en Babel qui lโexpiera. Ainsi, par le haut, par le bas, la royautรฉ que dรฉcrit complaisamment la Bible se survit telle une chrysalide vidรฉe. Le paradoxe est soutenu aussi longtemps que les rรจgnes jusquโร lโExil. Et lร une derniรจre image arrรชtรฉe fixera le paradoxe dโIsraรซl. Le dernier roi, Yoiakin, mangera par grรขce ร la table du roi de Babel, et son bien-รชtre sera assurรฉ toute sa vie par le roi de Babel (IIย Rois, ch.ย 25, v.ย 27-30 et dernier)ย : roi mais sans royautรฉ, vaincu, pris, vide, jouxtant le roi vainqueur.
Les ยซย dรฉtailsย ยป pour fixer les paradoxes
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Or, plusieurs fois, un ยซย dรฉtailย ยป frappant sert de symbole ร cette indiffรฉrence inquiรฉtante de Dieu quant ร lโonction, ร tous ces paradoxes royaux. Ainsi, Saรผl et Daยญvid ennemis mortels, marchent parallรจlement sur les deux versants du vallon, ou se croisent en se touchant sans se toucher. Ou encore, dans la mรชme optique, un gรฉnรฉral fรฉlon vient sโasseoir ร cรดtรฉ du roi David sans explication, un autre ยซย arrรชt sur imageย ยป impressionnantย : le roi accueille le contre-roi. Ils sont contigus et opposรฉs. Plus tard รlisรฉe donne mission ร un roi ennemi dโIsraรซl de tourmenter Israรซl, premier paradoxe, mais, dรฉtail, il pleure tout en parlant, et son visage est figรฉ, second paradoxe. Oรน est notre logiqueย ? Mais dans cette sorte de no man’s land de la logique qui offre une imยญpression si forte, transparaissent deux rรฉsultat, eux-mรชmes paradoxauxย : certes, le lecteur perรงoit la critique du roi, en nรฉgatif, mais il devine en mรชme temps lโidรฉe du sublime, ombre portรฉe de la divinitรฉ, sans quoi la Bible nโy reviendrait pas de faรงon obยญsessionnelle et prolongรฉe. Au creux du ravin que suivent parallรจlement Saรผl et David, un mystรจre coule avec le ruisseau. Car le lecteur (en tout cas le rรฉdacteur) sait que plus tard David sera pire que Saรผl. Cโest donc que lโimage nโest pas aussi statique, aussi รฉquilibrรฉe quโelle paraรฎt. Il y a Autre chose, qui ne peut รชtre que sur la ligne de partage, au creux. Tout paradoxe qui tient est assurรฉ par deux valeurs qui sont nรฉcessairement relatives, sans quoi, si lโune รฉtait absolue, elle mangerait lโautre, faisant sโรฉvanouir le paradoxe. Sโil tient, cโest quโร la jonction, un tiers veille, lโabsolu. Le Jugement de YHWH Dieu quโon pouvait croire maudire uniquement Saรผl sur le flanc gauche, chemiยญne en somme invisiblement au creux du vallon, entre le flanc gauche oรน nous exรฉcrons spontanรฉment Saรผl, et le flanc droit oรน spontanรฉment nous bรฉnissons David. Ils ne sont pas seuls, ni tellement opposรฉs. Il faut alors penser quโau milieu de leur hostilitรฉ morยญtelle passe la divinitรฉย โ mais qui est par nature mystรจre de Vie.
ย Le grand paradoxe
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Surgit alors un nouveau paradoxe, de taille, enveloppant toute la chronique des rois jusquโร lโExil (fin de IIย Rois). La divinitรฉ se fait garante de la dynastie en Juda, au Sud, mais briseuse de dynasties en Israรซl, au Nord, qui va de coups dโรฉtat en usurยญpations. Or, dโaprรจs le refus prรฉalable de YHWH quโIsraรซl ait un roi, et donc une dynasยญtie et une terre et des victoires (Iย Samuel, ch.ย 8), les textes sโobstinent ร faire comme si YHWH assurait Juda et dรฉlaissait Israรซl. Pourtant, la ruine des rois dโIsraรซl rรฉaliserait lโidรฉal ยซย anti-royalisteย ยป, et au contraire le soutien constant ร la lignรฉe de David en Juda enfonce Juda dans le pรฉchรฉ originel, ร savoir le dรฉsir blasphรฉmatoire de tous les fils dโIsraรซl dโune royautรฉ ร lโimage des Nations, que consacrera un Temple pharaonique (toute la longue saga prophรฉtique, IIย Samuel โ IIย Rois). Pour commencer, ร cรดtรฉ de ce Temple et en y consacrant presque deux fois plus de tempsย [5], Salomon aura รฉlevรฉ son palais et celui de la fille de Pharaon, avec la bรฉnรฉdiction du Ciel.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Paradoxe criantย : Salomon a รฉtรฉ fรฉlicitรฉ au dรฉbut pour sa sagesse, et ร la fin, il est idolรขtre, il a bรขti le Temple avec la Corvรฉe, faisant des Israรฉlites des esclaves, et son ลuvre aura bientรดt pour consรฉquence la fin dโIsraรซl le Schisme de dix Tribus et demie.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Oรน est passรฉe la logiqueย ? Le rรฉdacteur lโa tordue outrageusement, et sans รฉclat.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Ainsi, la mise en page des Rois relรจve de lโinterprรฉtation ou ยซย traditionย ยป. ร la maniรจre antique, le prophรจte rรฉdacteur associait de bout en bout ยซย politiqueย ยป et ยซย reliยญgionย ยป. Et il aura bousculรฉ lโhistoire exacte, y aura triรฉ, recomposรฉ et tout prรฉsentรฉ dans une ลuvre littรฉraire uniยญfiรฉe, tรฉmoin de la pensรฉe unifiรฉe de deux groupes de fils dโIsยญraยญรซl, vers 300 av.ย JC, vers 25 aprรจsย : ce sont les vrais Moรฏse de la rรฉvรฉlation de Dieu. Tenยญter de reconstituer les faits, les paroles exactes, reviendrait ร gratter le tableau ou la fresque reprรฉsentant la faรงade dโun palais pour en dรฉcouvrir le jardin, et perdre lโintention du peintre et le tableau; ce serait refouler dans lโocรฉan lโhabitant des eaux qui venait frayer aux sources de la riviรจre et sโy poser. Hรฉritรฉe de Plutarque et des Pรจยญres hellรฉnisรฉs, une autre tentation nous a fixรฉs sur les personnages. Mais le croyant doit croire les รฉcrits et non les faits ou les gens dont ils parlent, qui restent ร jamais perdus et perรงus dโautant plus ร faux quโils sont rapportรฉs plus prรฉcisรฉment.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย La persรฉvรฉrance dans les procรฉdรฉs tourbillonnant autour de la royautรฉ en Israรซl nโest pas le fruit du hasard. Cโest que lโexpรฉrience des rois nโest pas un thรจme entre auยญtres. Nation, Israรซl sโest trouvรฉ coupรฉ des Nationsย ? Ce fut par le despotisme royal du Pharaon. Car ร la fin de la Genรจse, les fils de Jacob et lโรgypte vivaient en bonne intelliยญgence, jusquโร lโarrivรฉe dโun nouveau Pharaon, et il fallut le dรฉchirement violent de lโExode pour sauver Israรซl. Arrรชtons-nous ici un instant. Ce ยซย salutย ยป, cette rupture brisaient lโunitรฉ idรฉale du monde. Elle rรฉalisait concrรจtement la lรฉgende de la Tour de Babel. Mais prรฉcisรฉment ne devait-on pas alors espรฉrer un raboutement de ces deux parts inรฉgales du monde, au lieu de triompher ร voir les Hรฉbreux ยซย libรฉrรฉsย ยป, ce que dโailleurs ils ne furent jamais, รฉtant donnรฉ leur apostasie endรฉmiqueย ? Israรซl en effet vรฉcut alors un temps (reconstituรฉ, rรชvรฉ) selon une constitution utopique, idรฉale en asymptote, ร savoir la fรฉdรฉration des Douze Tribus. Et cโรฉtait dans lโIdรฉe quโun jour les autres Nations regardant Israรซl puissent en venir ร son type de sociรฉtรฉ. Seulement, des lustres plus tard, les fils du Dieu Unique ont rรฉveillรฉ en eux ce quโils avaient emportรฉ dโรฉgyptien en quittant lโรgypteย : ils se sont donnรฉ un roi. Ce fut soudain, sans prรฉavis, sans menace urgente, quโIsraรซl exigea que Samuel mette sur lui un roi comme (en ont) les Nations. Et la suite de lโaffaire a voulu que par une pente naturelle Israรซl ressemble clairement ร lโรgypte, et quโun certain Salomon, son roi ร lโimage de Pharaon, ait instituรฉ la Corvรฉe pour bรขtir un Temple que YHWH avait refusรฉ dรฉfinitivement ร son pรจre David. Ironie, Israรซl avec son Pharaon et sa pyramide rejoignait ainsi les Nations. Nous parlions de la nรฉcessitรฉ absoยญlue de rabouter les Nations et Israรซl pour que le monde soit un devant le Dieu Un. Mais ce raboutement dโIsraรซl au gros des Nations, cet accostage possible, sโest alors fait de travers, sur le mauvais ponton, ร savoir la pasยญsion mauvaise, homicide, la volontรฉ de puissance de chacun, du peuple, projetรฉe sur la personne du roi (Iย Samuel, ch.ย 8). Ce crime entraรฎna une seconde rupture, un nouveau dรฉchirement, un nouvel effet de Babel, la sรฉparation en deux royaumes inรฉgaux des douze Tribus dโIsraรซl. Cโรฉtait sa mort. Et il faudrait quโune part infime rejoigne en effet Babel, mais en exil.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Cโest donc la rรฉflexion sur ce drame qui a dictรฉ la rรฉรฉcriture de Archivesย : sans cette Idรฉe, la transmission brute des faits archivรฉs, (dรฉjร impossible) eรปt รฉtรฉ vaine. Ausยญsi le lecteur de la Bible ne doit-il pas chercher ร restituer les faits disparus, comme le socle de vรฉritรฉ. Il faut renoncer ร la pure transmission. Il vaut mieux opรฉrer une ยซย tradiยญtionย ยป, entendre quelquโun dรฉployer sa vision, et non les choses.
Le ยซย tiers prรฉsentย ยป du paradoxe
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย De surcroรฎt, dโun point de vue littรฉraire, poรฉtique, mystique, les paradoxes non rรฉsolus laissent comme un interstice infime (et donc souvent inaperรงu) mais infini en vรฉritรฉ, entre leurs deux contradictoires (Dieu de guerre, ou Dieu de paixย ?). Jโai siยญgnalรฉ des ยซย arrรชtsย sur imageย ยป saisissants, deux personnages opposรฉs mis en parallรจle, sรฉparรฉs par le creux du ravin physique ou la haine morale. Et il existe comme des agrandissements spectaculaires de cette jonction sans jonction et donc paradoxale et donc signe dโautre chose. Ainsi, dans plusieurs livres un lot de malรฉdictions fait face ร un lot de bรฉnรฉdictions, et tout le monde connaรฎt la scรจne de lโAlliance oรน les Hรฉbreux arrivรฉs en Canaan se partagent en deux lots de six Tribus, les unes criant les malรฉdicยญtions sur le mont รbal, et les autres, les bรฉnรฉdictions sur le mont Garizim, en face. Et Luc, ch.ย 6, v.ย 20-26 prรฉsente quatre bรฉatitudes contre quatre malรฉdictions, lร oรน Matยญthieu enchaรฎne huit bรฉatitudes… On devine que les rรฉdacteurs de la Bible voyaient filยญtrer entre ces deux falaises de lโexistence humaine, oui / non, une lueur, sinon une lumiรจre, dominatrice, ยซย sublimeย ยป, cโest ร dire supรฉrieure infiniment et indรฉpendante, et dont le pouvoir royal cherche ร participer.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Il ne suffit donc pas selon la Bible de penser la royautรฉ comme vers le bas, dans la relation du roi au sujet, en prenant acte des deux solutions pratiques des peuples, la soumission ou la rรฉvolte (qui retournera ร une soumission pire, lโEmpire aprรจs la Bastille). Lโexistence et la prรฉtention dรฉviรฉes du roi obligent pourtant ร remonter, sans concept, ร nommer Dieu sans le voir, lโatteindre.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Cโest le paradoxe rรฉcurrent qui est lโoutil littรฉraire de cette rรฉdemption ร mรชme le mal. ร preuve, le fait que la Bible sโest pour ainsi dire mariรฉe ร ce quโelle prรฉsente comme un monstre, la royautรฉ dรฉviรฉe, bancale, quโelle sโest dรฉpensรฉe sans dรฉvier en longueurs et en subtilitรฉs incroyables dans le traitement des rรจgnes, quโelle pouvait raconter comme ils furent puis condamner dโun mot. Mieux, elle admet un roi sans royautรฉ. Hรฉroรฏquement, en effet, au rebours des รฉpopรฉes, la Torah sโarrรชte sur une impossibilitรฉย : elle rรชve dโun roi avec royautรฉ et sans royautรฉ dans la charte du Deutรฉronome, ch.ย 17, v.ย 14-20). Cโest un ultime paradoxe, trรจs ramassรฉ celui-lร , extrรชme, un roi sans or, sans chevaux ni char. Mais un tel roi รฉtait, lui et son peuple, condamnรฉs dโavance ร pรฉrir, sur lโรฉchiquier du Proยญche-Orientย โ comme partout. Cโest quโen arrรชt sur image, une fois de plus, ce roi du Deutรฉronome reste ร jamais comme le paradoxe figรฉ dโIsraรซl.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Et il faut croire que la Bible voit justement sur son armure inutile et terne se reflรฉยญter la Lumiรจre sans ombre et utile. Bien sรปr, la Bible affirme en clair lโidรฉe que YHWH est le seul Roi, mais ce nโest pas que Dieu soit roiย : cโest pour confisquer toute royautรฉ, pour dire quโon ne prรฉvoit aucun rรฉgime idรฉal, pas mรชme une rรฉpublique รฉgalitaire, fraternelle (Dieu nous garde dโune fraternitรฉ universelleย : lโexpรฉrience de Caรฏn et dโAbel en rรฉsume le destin). Cโest, plus utile, pour nous faire aller du mal premier au bienย : gardez lโimage du roi, icรดne en chacun du mal radical qui est en vous, qui est vous, pour quโen abdiquant, en devenant un roi sans royautรฉ (en rรฉalitรฉ donc, chacun renonรงant ร sa volontรฉ de puissance) ce roi bancal tรฉmoigneย ; dโabord dans le dรฉchirement, dโune Prรฉsence absolueย โ cโest cette lumiรจre paradoxale filtrant par un roi maudit quโil faut dโabord recevoir, dit la Bible, avant quโon envisage la Rรฉvolution.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย En effet, pourquoi la Bible passe-t-elle par la critique du roi pour atteindre finaleยญment en chacun la volontรฉ de puissance mortelleย ? On peut faire une rรฉponse circonstancielle, du genre de celle-ci, valide au demeurantย : telle รฉtait la sociรฉtรฉ dans tout le Proche-Orient de lโรฉpoque, mais sachant au contraire que la conscience dโIsraรซl en a projetรฉ le modรจle jusquโaux origines, cโest ร dire ร toute lโhumanitรฉ. Une rรฉponse plus philosophique peut se tirer des textes eux-mรชmes.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Prรฉcisรฉment, restons au carrefour dโIsraรซl et de lโhumanitรฉ, des Nations selon le langage biblique (en tout cas pas des ยซย paรฏensย ยป, comme on le lit dans toutes nos bibles et dโun bout ร lโautre, au mรฉpris du plus simple dictionnaire). Il est un phรฉnomรจne littรฉraire commun ร presque tous les Prophรจtesย : plus ou moins prolongรฉ, plus ou moins virulent, un cahier formรฉ dโoracles le plus souvent alertes, cruels, interrompt la sรฉquence des pages destinรฉes ร Israรซl, tout ou partie, et cโest alors pour viser les Nations. Or, le schรฉma est volontiers le suivantย : le peuple ennemi reรงoit les premiers coups, avant que soudain lโoracle se retourne vers le seul roi, ainsi vers le Pharaon, quโon appellera crocodile du Nil et dont on mรจnera ironiquement le deuil. ร quoi lโon peut trouver trois raisons. La premiรจre est de misรฉricordeย : le peuple a pรฉchรฉ, certes, mais ร entendre dire que son roi, tellement au-dessus de lui, a pรฉchรฉ davantage et paie davantage, il sera sinon consolรฉ mais mieux prรฉparรฉ ร payer lui-mรชmeย : On ne vise pas que lui. La deuxiรจme raison est quโen effet le baalisme, par exemple, lโinvasion des cultes รฉtrangers et idolรขtriques en Israรซl, ont dโabord รฉtรฉ le fait du roi, sous un prรฉtexte dรฉfini et permanent, le besoin dโalliances รฉtrangรจres pour survivreย : un mariage, un tribut pourront en รชtre des occasions, et de proche en proche le peuple adoptera les cultes favorisรฉs du Prince.
Le retournementย : le bonheur de la royautรฉ maudite
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Enfin et surtout, la troisiรจme raison est mystique. Lโimportance รฉgale des deux atยญtaques prophรฉtiques visant et le roi et le peuple en appelle ร une situation, ร une vรฉritรฉ au contraire bienheureuses, derriรจre le chรขtiment. Lโidรฉe originelle de la royautรฉ a dรป รชtre de mรฉtaphysique heureuse. Imaginons une noble origine. Chacun, chaque Adam au monde reflรจte la lumiรจre de la divinitรฉ, qui est sourdement et profondรฉment de gloiยญre, au sens biblique de poids, de soliditรฉ, dโexistence, de prix aux yeux de Dieu, plus que dโor et de lambris. Mais tout un chacun ne pouvant dans le monde occuper une place finalement absolue, le peuple dรฉlรจgue un des siens pour figurer ces valeurs ร ce degrรฉ. sublime. ร ce personnage, isolรฉ comme chacun est isolรฉ devant Dieu, on donneยญra les marques visibles de lโinvisible, titres, tiare, grandeur, palais, femmes, chants, lusยญtre sous toutes formes. Ce fut peut-รชtre la naissance des arts. Cโรฉtait lโImage de chacun, la lumiรจre de chacun venue sur un personnage lui aussi singulier. Mais trรจs vite, lโhรฉยญroรฏque projection dรฉtachรฉe se sera retournรฉe, et le roi aura retenu pour lui seul la grandeur, les sujets auront acquiescรฉ, et bientรดt ils auront dรป choisir entre la rรฉvolte et la soumission, sachant que la rรฉvolte aboutit rapidement ร un esclavage plus lourd, la Rรฉvolution ร lโEmpire, Austerlitz et son champ de bataille avec ses hรฉcatombes remplaยญรงant la Bastille. Lโorgueil du roi et lโidolรขtrie du peuple a remplacรฉ la dรฉlรฉgation, le beau reflet. Cโest pourquoi la premiรจre page de la Bible et les Dรฉcalogues disent dโemยญblรฉe que la seule Image de lโhomme est lโImage de Dieu. Elle confisque toute autre imaยญge, et en premier la royautรฉ. Cโest pourquoi les ยซย Cahiers sur les Nationsย ยป des Prophรจยญtes martรจlent symboliquement lโeffigie du Pharaon, du roi dโAssur, dโรdom, de Moab, dโAram, dโun pays mythique, sโil fautย โ non sans avoir dโabord fustigรฉ leur peuple.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Et donc garder le roi, fรปt-ce pour le dรฉtruire, tel est la parti de la Bible, parce quโil nous reste avec lui, bon ou pervers, comme le parfum rรฉsistant dโune beautรฉ รฉvanouie, la grandeur divine de lโAdam, de chacun. Il se produit donc un second retournementย : la violence du chรขtiment actuel tรฉmoigne du prix originel. Plus le prophรจte frappe fort, et plus le prix infini sโaffiche. Aussi bien faut-il garder les ยซย Oracles sur les Nationsย ยปย [6], et lร , garder la prรฉposition de lโhรฉbreu, ยซย Oracles sur telle Nationย ยป, et non pas ยซย contre telle Nationย ยป. La Main est celle du Dieu de vie. Venue sur quelquโun, elle lโagrippe duยญrement comme le sauveteur agrippe jusquโร le blesser le bras de quelquโun qui va se noyer, mais cโest pour le remettre ร la vie sur la berge.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Enfin, parlons de politique. Aprรจs la sortie dโรgypte, aprรจs lโinstallation en Caยญnaan, les Juges furent un temps les hรฉros modestes de la Fรฉdรฉration. Assurant ร une occasion donnรฉe la paix des douze Tribus sans prendre un pouvoir prolongรฉ, ils รฉtaient le symbole du rรฉgime politique idรฉal barrant la royautรฉ. Or, je lโai notรฉ en passant, au lieu de canoniser leur rรดle si noble et si utile, le rรฉdacteur de leur saga, le livre des Juges, conduit chacun des cinq Juges les plus en vue ร lโidolรขtrie, ร la folie, ร la lรขchetรฉ ou aux truculentes aventures du dernier, Samson. Autant dire que la Bible ne sโarrรชte ร aucun rรฉgime. Tel est le dernier paradoxe globalย : selon les รcritures dโIsraรซl, la royautรฉ maudite tรฉmoigne encore indirectement de la lumiรจre de la divinitรฉ, quand la Fรฉdรฉration bรฉnie engendre des monstres.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Tous ces mouvements quโon suit au fil des deux-mille pages de la Bible veulent produire un effet, lโabdication de chacun, infime et seul rรฉel. Le cลur du Prince, quel quโil soit, individu ou groupe, rรฉflรฉchissant ร la politique ร partir de la Bible en restera ร cette prudente รฉquivoque, se refusant ร canoniser aucun rรฉgime (comme on fait aujourdโhui de la ยซย dรฉmocratieย ยป), cโest ร dire acceptant lโinvention libre, conjoncturelle plutรดt quโinstitutionnelle, qui assure la libertรฉ de chacun et des groupesย โ pour une nouvelle utopie.
Envoiย : les colonnes du Temple
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Pour fixer le paradoxe le plus utile, celui qui associe la condamnation de la royautรฉ des Nations et la rรฉmanence de sa sublime et simple origine, soit la conjonction au creux du vallon du pire et du meilleur, je prendrai une image aussi fulgurante que condensรฉe, et dรฉjร remarquable par sa position mรชme, puisquโelle ferme le drame ยซย historiqueย ยป de la longue saga de Samuel-Rois, le rรฉcit de la dรฉfaite de Juda et de la prise de Jรฉrusalem. Cโest lโimage quโoffrent les colonnes du Temยญple lors du sac de la Vilยญle. Comme le reste, elles seront bientรดt dรฉmontรฉes, et convoyรฉes ร Babel. Or, au bout dโune bonne page de description du saccage oรน il dresse sous forme de liste le dรฉtail des destructions, le narrateur marยญque soudain un temps dโarrรชtย : il sโattarde soudain ร contempler en esthรจte, en nostalยญgique, en mystique, les sculptures, la rรฉalitรฉ matรฉrielle de ces colonnesย โ leur nom hรฉbreu est ยซย dressรฉeย ยป, ยซย dressoirย ยป, debout.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Il reconduit le paradoxe et sa mystรฉrieuse leรงonย [7]ย : le Temple, ลuvre de roi par dรฉfinition, critiquรฉ dโavance par lโinsistance de la Genรจse ร montrer les Patriarches rendant hommage ร Dieu sur une pierre, un rien, sous un arbre, ou de lโรฉnorme rรฉcit de lโExode sur lโArche du Dรฉsert.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Ce Temple, a รฉtรฉ refusรฉ par Dieu ร David clairement et de faรงon dรฉfinitive (IIย Saยญmuel, ch.ย 7), puis il a รฉtรฉ logiquement dรฉtruit. Or, cโest ce monument qui prรชte in extreยญmis ร du lyrisme telles de ses pierres condamnรฉes, ces colonnes, soutien de lโรฉdifice, cโest ร dire ร une espรฉrance, et une espรฉrance infinie au sens propre, cโest ร dire telleยญment dรฉpendante de la divinitรฉ que doive en รชtre purgรฉe lโambition royale qui a gรขtรฉ le culte de YHWH du Dรฉsert, comme Nathan le disait dโemblรฉe ร David (IIย Samuel, ch.ย 7).
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Les colonnes pรฉrissent, mais leur chant, pour ainsi dire, consacre leur disparition et la valeur rรฉelle de piรฉtรฉ que tant de pรจlerins leur ont naรฏvement prรชtรฉe, ร tort dans lโabsolu. Leur beautรฉ confisquรฉe, cรฉlรฉbrรฉe lorsquโelle va pรฉrir, annonce quโon doit atยญtendre un retour รฉventuel ร Jรฉrusalem. Alors, leur Idรฉe comme suspendue et qui, elle, ne sera pas exilรฉe ร Babel, obligera les Judรฉens de retour ร voir autrement le culte de Dieu, leur propre existence, et ce sera, ce devrait รชtre, sans ces mรชme colonnes de marยญbre, sans Temple et sans roi, mais avec lโIdรฉe de ces colonnes, ยซย dressoirย ยป des cลurs. La poรฉsie immatรฉrielle des sculptures vรฉgรฉtales des colonnes veille plus sรปrement que leur marbre, lequel va partir ร Babel et y restera pour le bonheur des vรฉritables fils dโIsยญraรซl. Leur exil et celui des Judรฉens seront plus heureux que la possession de la Terre promise. lโIdรฉe mystique des colonnes disparues les attend au seuil, immatรฉrielle, immortelle, et donc pour une autre politique que celle qui les a รฉdifiรฉes. Inutile dโajouter que la position paradoxale du dernier roi de Juda, Yoiakin, figรฉe en ยซย arrรชt sur imageย ยป ร la table du roi de Babel, hรฉrite du mรชme beau sort littรฉraire. Car, destituรฉ comme les colonnes furent emportรฉes (une page avant dans le texte), mais toujours appelรฉ ยซย roiย ยป et mรชme honorรฉ en exil par son vainqueur babylonien, son Idรฉe pourra veiller au Retour, sublimรฉe, reniant la royautรฉ effective en Israรซl, comme les colonnes passรฉes au lyrisme diront aux Judรฉens de retour quโil ne faut pas de Temple de pierre.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย Et cette sublimation du roi et du Temple dรฉtruit, monument royal par dรฉfinition, guide la relation de Jรฉsus ร ce Temple, ou plutรดt au Temple du roi Hรฉrode, bien plus pharaonique, bien plus blasphรฉmatoire, bien plus ร dรฉtruire, que celui de Salomon, que celui de Nรฉhรฉmie, que celui de Judas Maccabรฉe. Jรฉsus dira ร sa maniรจre que lโobole de la veuve le dรฉtruit plus sรปrement que ne fera la torche de Titus. Comme รlisรฉe pleurant sur Israรซl au moment oรน il arme contre Israรซl le bras dโun ennemi dโIsraรซl, Jรฉsus pleurera sur le Temple, sur Jรฉrusalem, et il paiera la redevance lรฉgale pour le Temple. Mรชme paradoxeย : si le statรจre que Pierre trouve par miracle dans le poisson est destinรฉ au Temple, il vient du Ciel, et donc il va jusquโร un Temple invisible, au-delร de ce temple par trop visible et qui masque le vรฉritable (Matthieu, ch.ย 17, v.ย 2-27). Le voile partagรฉ condamnera le Temple, mais, inutile dรฉsormais, il viendra dรฉfรฉrer dans sa dรฉchirure et son ouverture ร la mort bienheureuse de Jรฉsus. Et ce Temple que refusera รtienne lapidรฉ conduira ร cette mรชme Idรฉe, qui รฉtait celle dโIsaรฏe, que les Cieux forment le vrai Temple, non fait de main dโhomme (voir Actes, ch.ย 9, v.ย 48-50). Et sโil sโagit bien des Cieux en haut, cโest en mรชme temps par miroir la vรฉritรฉ de chacun en bas.
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ร lโabri de nous-mรชmes, alors, colonnes condamnรฉes et sublimรฉes grรขce ร ces effets bien conscients de la littรฉrature biblique, lisons tranquillement toute la Bible, heureux de ses paradoxes sans rรฉsolution simple, et pour cette raison mรชme vitaux. Faisons comme Stย Augustin, ร lโaise, heureux de sโy promener parmi des halliers au clair-obscur sรฉmitiqueย : ils le dรฉlivraient de son manichรฉisme qui tranchait entre mal et bien.
Jacques Cazeaux
Fรฉvrier 2018
[1]. Plus quโun stigmate, les livres des Chroniques rรฉcriront systรฉmatiquement, ร leur maniรจre, dans une perยญspective idรฉalisรฉe dโeschatologie, tout ce qui a fait la matiรจre de lโHistoire sainte, des Origines ร lโExil.
[2]. Toujours ce jeu biblique entre pluriel et singulierย : le peuple est dรฉlivrรฉ de lโattaque assyrienne, et le roi, personnage au singulier, figure de chacun, est guรฉri dโune maladie.
[3]. Lโaffaire est assez remarquable pour quโon en trouve le rรฉcit repris dans le livre dโIsaรฏe, ch.ย 39.
[4]. Une fois aidรฉ par Juda, le futur roi de Babel prรฉsumรฉ en ferait son vassal.
[5]. Iย Rois, ch.ย 6, v.ย 38 et ch.ย 7, v.ย 1. Dans nos bibles le passage dโun chapitre ร lโautre empรชche le lecteur de subir le choc des deux chiffres, sept ans pour YHWH, contre treize pour le roi Salomon et lโรgyptienne.
[6]. Soit dit pour รฉcarter le scandale dโune violence de Dieu selon la Bible, on sait que les oracles sur les Naยญtions servent surtout de miroir ร Israรซlย : les crimes royaux reprochรฉs aux Nations sont perpรฉtrรฉs en Israรซl, et donc les chรขtiments prรฉvus pour les Nations tomberont sur Israรซl, et aggravรฉs du fait quโIsraรซl a รฉtรฉ choisi entre les Nations.
[7].ย IIย Rois, ch.ย 25, v.ย 16-17, et Jรฉrรฉmie, ch.ย 52, v.ย 20-23. Le rรฉdacteur de lโultime exploit de Samson ruinant le temple philistin de Dagรดn se focalise sur ses colonnes (Juges, ch.ย 16, v.ย 22-30). Ironie ร distance, entre le temple du faux dieu et le Temple de YHWH, refusรฉ par YHWH, la diffรฉrence serait infime sans la dรฉvotion que porte le rรฉdacteur des Rois aux colonnes perdues du Temple de YHWH.