Les Alternatives Catholiques

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Comprendre le conflit syrien (2)

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Publiรฉ le 23 dรฉcembre 2016 2 commentaires

Deuxiรจme partie de l’entretien avec Pierre JOVA, journaliste, bon connaisseur des affaires internationales et de la gรฉopolitique du Moyen-Orient, sur lโ€™actualitรฉ et les enjeux du conflit en Syrie.

Oรน se situe la plus grande erreur de la diplomatie occidentale selon toi : dans le fait dโ€™avoir refusรฉ toute idรฉe de mรฉdiation entre les rรฉvolutionnaires et le rรฉgime au dรฉbut du conflit ? dans le fait dโ€™avoir cru beaucoup trop vite que le rรฉgime syrien รฉtait condamnรฉ ร  sโ€™รฉcrouler et quโ€™Assad รฉtait hors-jeu en raison du sang quโ€™il avait sur les mains ? dans le fait de nโ€™avoir pas perรงu suffisamment tรดt que des puissances, notamment les pays du Golfe, misaient sur des groupuscules dโ€™opposition ร  Assad idรฉologiquement incompatibles avec ses propres intรฉrรชtsโ€ฆ ?

Pierre JOVA : La plus grande erreur occidentale demeure la destruction de lโ€™Irak en 2003. Je suis trรจs fier que la France nโ€™ait pas directement participรฉ ร  cette folie. Mais on peut rรฉtorquer quโ€™elle a commencรฉ dรจs 1991, et malgrรฉ notre juste abstention dix ans plus tard, elle a eu lieu, et nous en payons tous les consรฉquences. Du reste, la mรชme logique ร  lโ€™ล“uvre pour lโ€™Irak sโ€™applique pour la Syrie : au nom de la dรฉmocratie, des droits de lโ€™homme etc., nous lรฉgitimons lโ€™idรฉe quโ€™il faut faire ยซ table-rase ยป, de grรฉ ou de force, en transformant des dictatures en rรฉgimes vertueux, au mรฉpris de lโ€™histoire et des rรฉalitรฉs humaines locales. La dรฉnazification a certes pu fonctionner dans un pays dotรฉ dโ€™une culture politique aussi profonde que lโ€™Allemagne. Mais รงa ne marche pas dans des Etats aussi rรฉcents et fragiles que lโ€™Irak, la Syrie et la Libye.
Avec la Syrie, donc, nous avons effectivement espรฉrรฉ que ce rรฉgime honni sโ€™effondre rapidement. Alors quโ€™il eรปt fallu le presser de faire des rรฉformes et des concessions ร  lโ€™รฉgard de lโ€™opposition quand il รฉtait encore temps, en 2011, sans rompre les liens avec lui. Ce que nous avons fait avec รฉclat. Il eรปt fallu รฉgalement contrecarrer les ingรฉrences incendiaires de nos ยซ amis ยป saoudiens, turcs et qataris. Il faut รฉgalement souligner cette immense erreur de laisser partir autant de jeunes Franรงais gagner la Syrie, attirรฉs comme des mouches par lโ€™attrait du Djihad, en rรฉagissant trop tard, vers 2014 seulement.
Enfin, lโ€™autre erreur de la diplomatie occidentale aura รฉgalement รฉtรฉ de sous-estimer lโ€™attente des chrรฉtiens syriens envers elle. Globalement solidaires du rรฉgime (mรชme si beaucoup ont manifestรฉ au dรฉbut de la rรฉvolte), ils espรฉraient ne pas รชtre oubliรฉs dans les prises de position occidentales. Leur situation est dรฉchirante : ils sont otages dโ€™un rรฉgime quโ€™ils savent despotique, mais craignent trop lโ€™islamisme pour sympathiser avec une rรฉbellion qui ne les a jamais mรฉnagรฉs, malgrรฉ quelques exceptions. Or, les chrรฉtiens locaux ne sont pas une minoritรฉ comme les autres ร  protรฉger. Antรฉrieurs ร  lโ€™islam, solidaires de leurs pays et passerelles vivantes entre lโ€™Occident et lโ€™Orient, ils sont la garantie dโ€™un monde arabe pluraliste.
Aujourdโ€™hui, il ne faut pas faire dโ€™erreurs supplรฉmentaires. Suite ร  Daech, nous sommes tentรฉs de passer dโ€™une hostilitรฉ aveugle ร  une confiance tout aussi illusoire envers le rรฉgime de Damas et ses alliรฉs. Je redoute que le Liban ne paie le prix fort dโ€™une victoire du camp pro-Assad : le Hezbollah va revenir dans le pays surarmรฉ. Alors que des millions de rรฉfugiรฉs syriens qui sโ€™y trouveront encore. Il ne faut pas permettre que le camp Assad ne se venge sur le Liban, quโ€™il considรจre encore comme son arriรจre-cour.
Plus largement, sโ€™il faut accepter que le rรฉgime de Damas ne disparaisse pas et quโ€™il est le seul capable de rรฉunifier le pays sous son autoritรฉ, il est vital de le pousser vers un rรฉel multipartisme. Il ne peut y avoir de ยซ restauration ยป baasiste, mรชme sans Assad. Le Parti et les services de renseignement, qui formaient lโ€™ossature du rรฉgime, ont perdu leur emprise sur la sociรฉtรฉ et sont discrรฉditรฉs dans la population. La guerre civile a malgrรฉ tout ouvert des espaces de libertรฉ qui ne se refermeront pas. Lโ€™avenir nโ€™est plus aux dictatures, laรฏques ou non, qui humilient leurs peuples et ne font quโ€™alimenter lโ€™islamisme contestataire. Toute la complexitรฉ est de comprendre quโ€™elles ne cรจderont pas la place par un renversement brutal, mais par un accompagnement progressif, et de lโ€™intรฉrieur.

Impuissance de lโ€™ONU, inexistence diplomatique de lโ€™UE, prรฉtentions isolationnistes et stratรฉgie d’alliance avec la Russie du cรดtรฉ des EU de Trump… La pรฉriode qui s’ouvre semble รชtre marquรฉe par l’enterrement des vellรฉitรฉs ยซย internationalistesย ยป de l’Occident. Si on peut รชtre satisfait du discrรฉdit d’une certaine idรฉe simpliste sur la capacitรฉ de l’Occident ร  ยซย exporterย ยป partout son systรจme politique, n’est-il cependant pas ร  craindre qu’on assiste ร  la mort mรชme de la notion de droit international qui demande ร  รชtre repensรฉe politiquement ?

P. J. : Je ne suis hรฉlas pas si sรปr que la tentation de crรฉer un monde unipolaire, dominรฉ par le bloc amรฉricain, soit dรฉfinitivement enterrรฉe. Le peuple amรฉricain est las de plus de quinze ans de guerres continuelles. Lโ€™รฉlection de Donald Trump grรขce ร  un discours isolationniste le prouve. Mais le nouveau prรฉsident a dit tout et son contraire pendant sa campagne. Il sollicite actuellement des interventionnistes outranciers : le nouveau Secrรฉtaire ร  la Dรฉfense est le gรฉnรฉral James Mattis, opposant acharnรฉ ร  lโ€™accord sur le nuclรฉaire iranien. On a mรชme parlรฉ de John Bolton, un des architectes de la guerre dโ€™Irak, pour le Secrรฉtariat dโ€™Etat ! Certes, le personnage qui a รฉtรฉ finalement choisi, Rex Tillerson, est assez favorable ร  une dรฉtente avec la Russie. Mais en tant quโ€™ancien PDG de Exxon Mobil, il risque de poursuivre la politique รฉnergรฉtique pรฉrilleuse des Etats-Unis. Lโ€™annonce de dรฉmรฉnager lโ€™ambassade amรฉricaine ร  Jรฉrusalem est รฉgalement une provocation qui sera durement ressentie dans le monde arabe.
De ce que jโ€™entends en provenance des cercles de rรฉflexion stratรฉgiques amรฉricains, lโ€™heure est toujours ร  la mobilisation contre la Russie, la Chine et lโ€™Iran, mรชme si les perspectives commerciales avec ce dernier pays tempรจrent les ardeurs. Dรฉbut novembre, la veille des รฉlections, un proche de Trump en visite ร  Paris assurait devant les Republicans abroad que Poutine รฉtait toujours ยซ la plus grande menace pour les Etats-Unis ยป. Nous verrons comment cela se concrรฉtise ces prochaines annรฉes, mais le micromilieu franรงais qui a bruyamment soutenu Trump sur les rรฉseaux sociaux, au nom dโ€™une gรฉopolitique plus conciliante, risque peut-รชtre sโ€™en mordre les doigts. Il ne sโ€™agit pas de refaire le match entre Trump et Clinton, dont lโ€™agressivitรฉ en politique รฉtrangรจre รฉtait proverbiale. Cela dรฉpasse les individus. La gรฉopolitique est faite de permanences : gรฉographiques, historiques, culturelles, religieuses. Les Etats-Unis oscillent sans cesse dans leur perception dโ€™eux-mรชmes : รชtre une รฎle, ou รชtre le monde. Avec plus de 700 bases militaires ร  lโ€™รฉtranger et un siรจcle dโ€™interventionnisme, ils ne sont pas prรชts dโ€™abandonner du jour au lendemain la conviction quโ€™ils rรฉgentent la planรจte. Et sans รชtre adepte des complots, le complexe militaro-industriel amรฉricain a besoin dโ€™ennemis pour fonctionner.
Or, lโ€™inexistence diplomatique de lโ€™UE et lโ€™impuissance de lโ€™ONU sont des consรฉquences directes de ces prรฉtentions unipolaires amรฉricaines. Lโ€™UE nโ€™existe pas sur la scรจne internationale car elle sโ€™est mise dans la main des Amรฉricains. Lโ€™OTAN est son carcan. Il est risible de voir, un quart de siรจcle aprรจs la guerre froide, les dirigeants europรฉens continuer de dรฉlรฉguer leur effort de dรฉfense au Grand frรจre amรฉricain, qui รฉtend ses frontiรจres militaires jusquโ€™ร  la Russie, et sโ€™รฉtonne ensuite de la riposte moscovite, en Ukraine notamment.
Personnellement, jโ€™estime quโ€™il est impossible que des Etats europรฉens ayant chacun leur histoire, leurs intรฉrรชts, et mรชme leur inconscient propres, fusionnent en une seule diplomatie et une seule force de dรฉfense. Ce nโ€™est mรชme pas souhaitable. Lโ€™indรฉpendance des Etats-nations est la garantie de la paix. Quโ€™il y ait coopรฉration, dialogue et coalition est vital, mais je ne crois pas au rรชve dโ€™entendre lโ€™UE parler dโ€™une seule voix ร  lโ€™รฉtranger, ou de la voir porter le mรชme uniforme. La rรฉalitรฉ des nations et leur diversitรฉ lโ€™en empรชche. Si cette voix et cet uniforme se trouvent รชtre ceux de lโ€™OTAN, donc des Etats-Unis, comme cโ€™est le cas aujourdโ€™hui, alors je ne vois pas lโ€™intรฉrรชt. Sauf ร  croire dans la destinรฉe de ยซ lโ€™Occident ยป, du ยซ monde libre ยป, de ยซ lโ€™Ouest ยป, sous la tutelle amรฉricaine, comme les trรจs estimรฉes Chantal Delsol ou Florence Taubmann.
Quant au droit international, sa mort est causรฉe prรฉcisรฉment par ceux qui sโ€™en font les dรฉfenseurs ! A peine la guerre froide terminรฉe, il a รฉtรฉ piรฉtinรฉ par les Occidentaux. La Serbie a รฉtรฉ dรฉmembrรฉe de sa province du Kosovo en 1999 par une intervention de lโ€™OTAN. Lโ€™Irak en 2003 a รฉtรฉ envahi au mรฉpris du Conseil de sรฉcuritรฉ. La Libye a รฉtรฉ dรฉtruite en 2011 alors que le mandat onusien humanitaire a รฉtรฉ tronquรฉ. Lโ€™Ukraine sโ€™est vu proposer dโ€™intรฉgrer lโ€™OTAN et lโ€™UE, au mรฉpris du Mรฉmorandum de Budapest de 1994, qui entรฉrinait la neutralitรฉ du pays entre lโ€™Occident et la Russie, compte tenu de son fragile รฉquilibre interne et de son imbrication dans lโ€™espace russe. En rรฉaction, Moscou ne sโ€™est pas gรชnรฉ pour violer ร  son tour le droit international en annexant la Crimรฉe en 2014. Comme Poutine avait crรฉรฉ en 2008 deux Rรฉpubliques fantoches en Gรฉorgie, lโ€™Ossรฉtie du Sud et lโ€™Abkhazie, en rรฉponse directe ร  lโ€™indรฉpendance du Kosovo, pilotรฉe par les Etats-Unis.
On pourrait prolonger la dรฉmonstration avec la justice internationale : le TPIY (Tribunal pรฉnal international pour lโ€™ex-Yougoslavie), la CPI (Cour pรฉnale internationale) et le TPIR (Tribunal pรฉnal international pour le Rwanda) apparaissent trop souvent comme รฉtant une ยซ justice des vainqueurs ยป, au service des Occidentaux et de leurs protรฉgรฉs. Cela suscite une รฉnorme dรฉfiance de la part de la Russie, de la Chine, de lโ€™Inde et de nombreux pays africains.
Il faut donc que lโ€™Europe sorte de lโ€™orbite amรฉricaine, et que les Etats-nations retrouvent leur place historique. Lโ€™Occident doit accepter la rรฉalitรฉ du monde multipolaire. Vouloir imposer la dรฉmocratie (y compris dans ses redรฉfinitions contestรฉes en Occident mรชme, comme le mariage gay) et lโ€™รฉconomie de marchรฉ au monde entier est un dangereux mirage. Il faut sโ€™en tenir au respect des souverainetรฉs, et rรฉhabiliter lโ€™Etat-nation comme รฉchelle protectrice de ses citoyens et facteur de cohรฉsion, en faisant confiance dans le temps long des peuples et des cultures. Le respect des rรฉalitรฉs humaines plutรดt que les idรฉologies ร  plaquer. Le dialogue et la coopรฉration des nations mondiales en seront plus apaisรฉs et plus fructueux.

Foucauld Giuliani

2 thoughts on “Comprendre le conflit syrien (2)”

  1. Quel magnifique moratoire tout est clair limpide le dรฉroulรฉ explicatif est ร  la fois factuel et visionnaire pour ne pas dire prรฉventif surtout quand il s’agit d’รฉviter un modรจle รฉconomique et culturelle oรน seul le monde de l’argent et le pouvoir corrompu que sont les ร‰tats-Unis s’y identifient avec leurs mรฉthodes nausรฉabondes qui affament les peuples en les privant de leur culture vivriรจre et ancestrale, ainsi que leur identitรฉ ethnique, communautaire et gรฉographique

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