Deuxiรจme partie de l’entretien avec Pierre JOVA, journaliste, bon connaisseur des affaires internationales et de la gรฉopolitique du Moyen-Orient, sur lโactualitรฉ et les enjeux du conflit en Syrie.
Oรน se situe la plus grande erreur de la diplomatie occidentale selon toi : dans le fait dโavoir refusรฉ toute idรฉe de mรฉdiation entre les rรฉvolutionnaires et le rรฉgime au dรฉbut du conflit ? dans le fait dโavoir cru beaucoup trop vite que le rรฉgime syrien รฉtait condamnรฉ ร sโรฉcrouler et quโAssad รฉtait hors-jeu en raison du sang quโil avait sur les mains ? dans le fait de nโavoir pas perรงu suffisamment tรดt que des puissances, notamment les pays du Golfe, misaient sur des groupuscules dโopposition ร Assad idรฉologiquement incompatibles avec ses propres intรฉrรชtsโฆ ?
Pierre JOVA : La plus grande erreur occidentale demeure la destruction de lโIrak en 2003. Je suis trรจs fier que la France nโait pas directement participรฉ ร cette folie. Mais on peut rรฉtorquer quโelle a commencรฉ dรจs 1991, et malgrรฉ notre juste abstention dix ans plus tard, elle a eu lieu, et nous en payons tous les consรฉquences. Du reste, la mรชme logique ร lโลuvre pour lโIrak sโapplique pour la Syrie : au nom de la dรฉmocratie, des droits de lโhomme etc., nous lรฉgitimons lโidรฉe quโil faut faire ยซ table-rase ยป, de grรฉ ou de force, en transformant des dictatures en rรฉgimes vertueux, au mรฉpris de lโhistoire et des rรฉalitรฉs humaines locales. La dรฉnazification a certes pu fonctionner dans un pays dotรฉ dโune culture politique aussi profonde que lโAllemagne. Mais รงa ne marche pas dans des Etats aussi rรฉcents et fragiles que lโIrak, la Syrie et la Libye.
Avec la Syrie, donc, nous avons effectivement espรฉrรฉ que ce rรฉgime honni sโeffondre rapidement. Alors quโil eรปt fallu le presser de faire des rรฉformes et des concessions ร lโรฉgard de lโopposition quand il รฉtait encore temps, en 2011, sans rompre les liens avec lui. Ce que nous avons fait avec รฉclat. Il eรปt fallu รฉgalement contrecarrer les ingรฉrences incendiaires de nos ยซ amis ยป saoudiens, turcs et qataris. Il faut รฉgalement souligner cette immense erreur de laisser partir autant de jeunes Franรงais gagner la Syrie, attirรฉs comme des mouches par lโattrait du Djihad, en rรฉagissant trop tard, vers 2014 seulement.
Enfin, lโautre erreur de la diplomatie occidentale aura รฉgalement รฉtรฉ de sous-estimer lโattente des chrรฉtiens syriens envers elle. Globalement solidaires du rรฉgime (mรชme si beaucoup ont manifestรฉ au dรฉbut de la rรฉvolte), ils espรฉraient ne pas รชtre oubliรฉs dans les prises de position occidentales. Leur situation est dรฉchirante : ils sont otages dโun rรฉgime quโils savent despotique, mais craignent trop lโislamisme pour sympathiser avec une rรฉbellion qui ne les a jamais mรฉnagรฉs, malgrรฉ quelques exceptions. Or, les chrรฉtiens locaux ne sont pas une minoritรฉ comme les autres ร protรฉger. Antรฉrieurs ร lโislam, solidaires de leurs pays et passerelles vivantes entre lโOccident et lโOrient, ils sont la garantie dโun monde arabe pluraliste.
Aujourdโhui, il ne faut pas faire dโerreurs supplรฉmentaires. Suite ร Daech, nous sommes tentรฉs de passer dโune hostilitรฉ aveugle ร une confiance tout aussi illusoire envers le rรฉgime de Damas et ses alliรฉs. Je redoute que le Liban ne paie le prix fort dโune victoire du camp pro-Assad : le Hezbollah va revenir dans le pays surarmรฉ. Alors que des millions de rรฉfugiรฉs syriens qui sโy trouveront encore. Il ne faut pas permettre que le camp Assad ne se venge sur le Liban, quโil considรจre encore comme son arriรจre-cour.
Plus largement, sโil faut accepter que le rรฉgime de Damas ne disparaisse pas et quโil est le seul capable de rรฉunifier le pays sous son autoritรฉ, il est vital de le pousser vers un rรฉel multipartisme. Il ne peut y avoir de ยซ restauration ยป baasiste, mรชme sans Assad. Le Parti et les services de renseignement, qui formaient lโossature du rรฉgime, ont perdu leur emprise sur la sociรฉtรฉ et sont discrรฉditรฉs dans la population. La guerre civile a malgrรฉ tout ouvert des espaces de libertรฉ qui ne se refermeront pas. Lโavenir nโest plus aux dictatures, laรฏques ou non, qui humilient leurs peuples et ne font quโalimenter lโislamisme contestataire. Toute la complexitรฉ est de comprendre quโelles ne cรจderont pas la place par un renversement brutal, mais par un accompagnement progressif, et de lโintรฉrieur.
Impuissance de lโONU, inexistence diplomatique de lโUE, prรฉtentions isolationnistes et stratรฉgie d’alliance avec la Russie du cรดtรฉ des EU de Trump… La pรฉriode qui s’ouvre semble รชtre marquรฉe par l’enterrement des vellรฉitรฉs ยซย internationalistesย ยป de l’Occident. Si on peut รชtre satisfait du discrรฉdit d’une certaine idรฉe simpliste sur la capacitรฉ de l’Occident ร ยซย exporterย ยป partout son systรจme politique, n’est-il cependant pas ร craindre qu’on assiste ร la mort mรชme de la notion de droit international qui demande ร รชtre repensรฉe politiquement ?
P. J. : Je ne suis hรฉlas pas si sรปr que la tentation de crรฉer un monde unipolaire, dominรฉ par le bloc amรฉricain, soit dรฉfinitivement enterrรฉe. Le peuple amรฉricain est las de plus de quinze ans de guerres continuelles. Lโรฉlection de Donald Trump grรขce ร un discours isolationniste le prouve. Mais le nouveau prรฉsident a dit tout et son contraire pendant sa campagne. Il sollicite actuellement des interventionnistes outranciers : le nouveau Secrรฉtaire ร la Dรฉfense est le gรฉnรฉral James Mattis, opposant acharnรฉ ร lโaccord sur le nuclรฉaire iranien. On a mรชme parlรฉ de John Bolton, un des architectes de la guerre dโIrak, pour le Secrรฉtariat dโEtat ! Certes, le personnage qui a รฉtรฉ finalement choisi, Rex Tillerson, est assez favorable ร une dรฉtente avec la Russie. Mais en tant quโancien PDG de Exxon Mobil, il risque de poursuivre la politique รฉnergรฉtique pรฉrilleuse des Etats-Unis. Lโannonce de dรฉmรฉnager lโambassade amรฉricaine ร Jรฉrusalem est รฉgalement une provocation qui sera durement ressentie dans le monde arabe.
De ce que jโentends en provenance des cercles de rรฉflexion stratรฉgiques amรฉricains, lโheure est toujours ร la mobilisation contre la Russie, la Chine et lโIran, mรชme si les perspectives commerciales avec ce dernier pays tempรจrent les ardeurs. Dรฉbut novembre, la veille des รฉlections, un proche de Trump en visite ร Paris assurait devant les Republicans abroad que Poutine รฉtait toujours ยซ la plus grande menace pour les Etats-Unis ยป. Nous verrons comment cela se concrรฉtise ces prochaines annรฉes, mais le micromilieu franรงais qui a bruyamment soutenu Trump sur les rรฉseaux sociaux, au nom dโune gรฉopolitique plus conciliante, risque peut-รชtre sโen mordre les doigts. Il ne sโagit pas de refaire le match entre Trump et Clinton, dont lโagressivitรฉ en politique รฉtrangรจre รฉtait proverbiale. Cela dรฉpasse les individus. La gรฉopolitique est faite de permanences : gรฉographiques, historiques, culturelles, religieuses. Les Etats-Unis oscillent sans cesse dans leur perception dโeux-mรชmes : รชtre une รฎle, ou รชtre le monde. Avec plus de 700 bases militaires ร lโรฉtranger et un siรจcle dโinterventionnisme, ils ne sont pas prรชts dโabandonner du jour au lendemain la conviction quโils rรฉgentent la planรจte. Et sans รชtre adepte des complots, le complexe militaro-industriel amรฉricain a besoin dโennemis pour fonctionner.
Or, lโinexistence diplomatique de lโUE et lโimpuissance de lโONU sont des consรฉquences directes de ces prรฉtentions unipolaires amรฉricaines. LโUE nโexiste pas sur la scรจne internationale car elle sโest mise dans la main des Amรฉricains. LโOTAN est son carcan. Il est risible de voir, un quart de siรจcle aprรจs la guerre froide, les dirigeants europรฉens continuer de dรฉlรฉguer leur effort de dรฉfense au Grand frรจre amรฉricain, qui รฉtend ses frontiรจres militaires jusquโร la Russie, et sโรฉtonne ensuite de la riposte moscovite, en Ukraine notamment.
Personnellement, jโestime quโil est impossible que des Etats europรฉens ayant chacun leur histoire, leurs intรฉrรชts, et mรชme leur inconscient propres, fusionnent en une seule diplomatie et une seule force de dรฉfense. Ce nโest mรชme pas souhaitable. Lโindรฉpendance des Etats-nations est la garantie de la paix. Quโil y ait coopรฉration, dialogue et coalition est vital, mais je ne crois pas au rรชve dโentendre lโUE parler dโune seule voix ร lโรฉtranger, ou de la voir porter le mรชme uniforme. La rรฉalitรฉ des nations et leur diversitรฉ lโen empรชche. Si cette voix et cet uniforme se trouvent รชtre ceux de lโOTAN, donc des Etats-Unis, comme cโest le cas aujourdโhui, alors je ne vois pas lโintรฉrรชt. Sauf ร croire dans la destinรฉe de ยซ lโOccident ยป, du ยซ monde libre ยป, de ยซ lโOuest ยป, sous la tutelle amรฉricaine, comme les trรจs estimรฉes Chantal Delsol ou Florence Taubmann.
Quant au droit international, sa mort est causรฉe prรฉcisรฉment par ceux qui sโen font les dรฉfenseurs ! A peine la guerre froide terminรฉe, il a รฉtรฉ piรฉtinรฉ par les Occidentaux. La Serbie a รฉtรฉ dรฉmembrรฉe de sa province du Kosovo en 1999 par une intervention de lโOTAN. LโIrak en 2003 a รฉtรฉ envahi au mรฉpris du Conseil de sรฉcuritรฉ. La Libye a รฉtรฉ dรฉtruite en 2011 alors que le mandat onusien humanitaire a รฉtรฉ tronquรฉ. LโUkraine sโest vu proposer dโintรฉgrer lโOTAN et lโUE, au mรฉpris du Mรฉmorandum de Budapest de 1994, qui entรฉrinait la neutralitรฉ du pays entre lโOccident et la Russie, compte tenu de son fragile รฉquilibre interne et de son imbrication dans lโespace russe. En rรฉaction, Moscou ne sโest pas gรชnรฉ pour violer ร son tour le droit international en annexant la Crimรฉe en 2014. Comme Poutine avait crรฉรฉ en 2008 deux Rรฉpubliques fantoches en Gรฉorgie, lโOssรฉtie du Sud et lโAbkhazie, en rรฉponse directe ร lโindรฉpendance du Kosovo, pilotรฉe par les Etats-Unis.
On pourrait prolonger la dรฉmonstration avec la justice internationale : le TPIY (Tribunal pรฉnal international pour lโex-Yougoslavie), la CPI (Cour pรฉnale internationale) et le TPIR (Tribunal pรฉnal international pour le Rwanda) apparaissent trop souvent comme รฉtant une ยซ justice des vainqueurs ยป, au service des Occidentaux et de leurs protรฉgรฉs. Cela suscite une รฉnorme dรฉfiance de la part de la Russie, de la Chine, de lโInde et de nombreux pays africains.
Il faut donc que lโEurope sorte de lโorbite amรฉricaine, et que les Etats-nations retrouvent leur place historique. LโOccident doit accepter la rรฉalitรฉ du monde multipolaire. Vouloir imposer la dรฉmocratie (y compris dans ses redรฉfinitions contestรฉes en Occident mรชme, comme le mariage gay) et lโรฉconomie de marchรฉ au monde entier est un dangereux mirage. Il faut sโen tenir au respect des souverainetรฉs, et rรฉhabiliter lโEtat-nation comme รฉchelle protectrice de ses citoyens et facteur de cohรฉsion, en faisant confiance dans le temps long des peuples et des cultures. Le respect des rรฉalitรฉs humaines plutรดt que les idรฉologies ร plaquer. Le dialogue et la coopรฉration des nations mondiales en seront plus apaisรฉs et plus fructueux.
Quel magnifique moratoire tout est clair limpide le dรฉroulรฉ explicatif est ร la fois factuel et visionnaire pour ne pas dire prรฉventif surtout quand il s’agit d’รฉviter un modรจle รฉconomique et culturelle oรน seul le monde de l’argent et le pouvoir corrompu que sont les รtats-Unis s’y identifient avec leurs mรฉthodes nausรฉabondes qui affament les peuples en les privant de leur culture vivriรจre et ancestrale, ainsi que leur identitรฉ ethnique, communautaire et gรฉographique