Retour avec Pierre JOVA, journaliste, bon connaisseur des affaires internationales et de la gรฉopolitique du Moyen-Orient, sur l’actualitรฉ et les enjeux du conflit en Syrie. Le deuxiรจme volet de l’entretien sera publiรฉ vendredi 23 dรฉcembre.
Lโรฉmotion publique est vive face aux massacres dโAlep. Pourtant, certains continuent de penser que cโest le prix ร payer pour รฉradiquer le djihadisme. Quel est ton sentiment personnel devant cette situation ?
Pierre JOVA : La tristesse, รฉvidemment, pour Alep et ses habitants. La Syrie a rejoint lโAfghanistan, lโIrak et la Palestine parmi les conflits aussi complexes que meurtriers, que lโon รฉvoque avec lassitude. Plus de 300โ000 morts, et huit millions de dรฉplacรฉs dont la moitiรฉ hors des frontiรจres, un pays ร la culture si brillante dรฉtruit : cโest ร pleurer.
Personnellement, je ressens un certain รฉcลurement devant lโemballement mรฉdiatique. Le discours manichรฉen sur les atrocitรฉs du rรฉgime syrien, images รฉdifiantes ร lโappui, rappelle des procรฉdรฉs qui ne rajeunissent personne. Il semble que nous soyons revenus vingt-cinq ans en arriรจre, avec la Roumanie de 1989 et ses charniers mis en scรจne par lโopposition ร Ceausescu, la guerre du Golfe et ses exactions irakiennes inventรฉes par les Koweรฏtiens, et lโex-Yougoslavie avec les camps dโextermination serbes racontรฉs par les cabinets de conseil amรฉricains. La propagande est la continuation de la guerre par dโautres moyens. Mais les soutiens au rรฉgime dโAssad ne font pas mieux. Nous sommes en pleine guerre de dรฉsinformation, des deux cรดtรฉs. De la mรชme mesure quโil est rรฉvoltant dโentendre que les rebelles dโAlep-Est, qui pillent les cargaisons humanitaires et mitraillent les civils qui fuient, sont des gentilshommes, comment croire que les Syriens interrogรฉs en zone gouvernementale qui louent ยซ le Prรฉsident ยป soient libres de toute surveillance ? Aujourdโhui, les rรฉseaux sociaux, censรฉs contourner la lenteur et la censure de la presse ยซ officielle ยป, par manque de recul, de rรฉgulation et dโexpertise sont les rรฉceptacles des pires montages, photos imprรฉcises et ยซ tรฉmoignages ยป bidons. A ce niveau, la ยซ rรฉinfosphรจre ยป, qui prรฉtend lutter contre la dรฉsinformation, est souvent la victime consentante de cette maltraitance de la vรฉritรฉ, ร colporter sans vรฉrifier les moindres rumeurs.
Ce qui est sรปr, cโest que la victoire du rรฉgime syrien et de ses alliรฉs clรดt une cruelle bataille de rues, et offre, quโon le veuille ou non, un ยซ soulagement ยป ร ses habitants avec la fin des combats. Mais la reprise dโAlep nโest pas la fin du djihadisme. Cโest plutรดt la fin dโun cycle dans la guerre en Syrie. La rรฉbellion qui existait entre le rรฉgime de Damas et lโEtat islamique est en train de disparaรฎtre. Cette rรฉbellion, qui hier comptait des groupes ร tendance nationaliste ou islamiste ยซ modรฉrรฉe ยป, voulant bรขtir un rรฉgime ร la turque, et qui aujourdโhui est essentiellement islamiste radicale, repose sur une multitude de groupes tous unis contre Damas, mais qui nโont aucun objectif politique commun. Les rebelles tiennent encore la zone dโIdlib, au nord de la Syrie, oรน se sont entassรฉs beaucoup de combattants รฉtrangers, et quelques poches autour de Deraa, d’oรน est parti le soulรจvement en 2011. Ce sont ces territoires que le rรฉgime va sโappliquer ร reconquรฉrir, par la reddition ou dans le sang.
La reprise dโAlep achรจve de rehausser le rรฉgime de Damas, mais ne lui donne pas la victoire totale. Ce que lโon peut espรฉrer, cโest que cette dynamique en faveur dโAssad permette enfin des nรฉgociations รฉquilibrรฉes entre les puissances rรฉgionales. Dans la mesure oรน elles portent ร bout de bras les acteurs qui sโaffrontent, tout peut sโarrรชter selon leur dรฉsir ! Cโest ce qui sโest passรฉ au Liban, avec les accords de Taรซf : signรฉs en 1989, ils ont mis fin ร la guerre civile qui durait depuis 1975, suite ร des nรฉgociations entre la Syrie et lโArabie Saoudite sur le sort du pays.
Replaรงons un peu la guerre en Syrie dans une perspective historique. En 2011, les rรฉvoltes contre le rรฉgime dโAssad sโenracinent dโabord dans des revendications de libertรฉ et dans un ras-le-bol face ร lโautoritarisme. Trรจs vite, la Syrie devient le carrefour dโaffrontements entre intรฉrรชts de puissances extรฉrieures. Une opposition islamiste ร Assad sโorganise, financรฉe par des capitaux รฉtrangers. Devant cette situation, la diplomatie occidentale dรฉsigne la chute dโAssad comme la prioritรฉ politique numรฉro un. Ce faisant, elle sโest sans doute empรชchรฉe de jouer un rรดle de mรฉdiateur entre le rรฉgime alaouite et la frange dite ยซย modรฉrรฉeย ยป des rebelles. La voie รฉtait alors ouverte pour une alliance entre Moscou et Damas, qui allaient instrumentaliser ร leur profit la lutte contre le djihadisme. Peu ร peu, devant la poussรฉe de lโEI favorisรฉe par le dรฉlitement politique de lโIrak, les Occidentaux allaient revoir leur agenda et considรฉrer Assad comme un alliรฉ potentiel contre lโEI. Que tโinspire une telle interprรฉtation des รฉvรฉnements ?
P. J. : Cโest assez juste. Il faut mรชme remonter plus loin ! Un expert de la Syrie me disait rรฉcemment quโร Maaloula, village chrรฉtien proche de Damas, le grand-pรจre dโun des chefs rebelles luttait dรฉjร contre les Franรงais qui occupaient le pays, tandis que les chrรฉtiens, pro-gouvernementaux, รฉtaient du cรดtรฉ de la puissance mandataire ! Ce sont les mรชmes camps : les minoritรฉs alaouite et chrรฉtienne dโun cรดtรฉ, soutenues par des familles sunnites qui participent aux affaires, et la masse sunnite de lโautre. Les Druzes et les Kurdes jouant de leur cรดtรฉ leur propre partition.
Depuis la prise du pouvoir par le Parti Baas en 1963, la Syrie a eu presque cinquante ans de rรฉgime policier. En 1982, la rรฉvolte des Frรจres musulmans sunnites, dรฉjร violente, a รฉtรฉ matรฉe dans le sang. Les opposants actuels en parlent toujours. Contrairement ร lโOccident contemporain qui vit dans lโinstantanรฉ, en Orient, on ressasse le passรฉ, parfois de maniรจre obsessionnelle. Si un membre de sa famille est tuรฉ ou humiliรฉ, il faut le venger sur plusieurs gรฉnรฉrations. Le drapeau de lโArmรฉe syrienne libre, faรงade nationaliste de la rรฉbellion aujourdโhui en dรฉconfiture, est celui de la Syrie prรฉ-baasiste. Une de ses brigades remonte mรชme des siรจcles plus loin, en sโappelant Liwa Ahfad Saladin, ยซ les Descendants de Saladin ยป, du nom du sultan syro-kurde qui a repris Jรฉrusalem aux Croisรฉs !
En dรฉtruisant toute culture politique, le rรฉgime syrien ยซ laรฏque ยป a paradoxalement ouvert un boulevard ร lโislamisme sunnite, rรฉprimรฉ mais ressurgissant par la base de la sociรฉtรฉ, qui est devenu le refuge ultime. Comme en Egypte et en Irak, oรน les futurs cadres de lโEtat islamique pointaient dรฉjร parmi les sรฉides de Saddam Hussein, gagnรฉs par une dรฉvotion salafiste que des annรฉes dโautoritarisme laรฏcisant nโavaient pu รฉradiquer. Dรจs lors, lโembrasement de 2011 ne pouvait que dรฉgรฉnรฉrer.
Il me semble malhonnรชte dโaffirmer quโil รฉtait suscitรฉ et planifiรฉ de longue date depuis lโรฉtranger. Certes les Etats-Unis avaient la Syrie dans le viseur, dans leur projet de ยซ Grand Moyen-Orient ยป dรฉmocratique, selon lequel les dictatures devaient รชtre renversรฉes, soit de lโextรฉrieur, soit de lโintรฉrieur. Certes, des quantitรฉs importantes dโarmes รฉtaient entrรฉes en Syrie avant les รฉvรจnements, sans doute par lโentremise des Frรจres musulmans, toujours actifs dans lโombre. Mais cโest le despotisme et la cruautรฉ des services de sรฉcuritรฉ du rรฉgime, comme en Tunisie, qui ont mis le feu aux poudres : en mars 2011, des enfants de Deraa ont รฉtรฉ torturรฉs et violรฉs par des policiers pour avoir inscrit un tag hostile ร Bachar al-Assad. Les protestations, puis les manifestations ont รฉtรฉ sรฉvรจrement rรฉprimรฉes, entraรฎnant la rรฉvolte. Lโhumiliation avait trop durรฉ. Lโhistoire prรฉcisera quelles ont รฉtรฉ les responsabilitรฉs dans lโembrasement.
Trรจs vite, le conflit syrien est devenu une guerre de procuration entre lโaxe chiite (Hezbollah libanais, gouvernement irakien chiite et Iran, soutiens de Damas), et la coalition sunnite (Turquie, Jordanie, Arabie Saoudite, Qatar, Emirats). Il faut toujours avoir en tรชte que cette division confessionnelle du Moyen-Orient a รฉtรฉ prรฉcipitรฉe, selon une logique auto-rรฉalisatrice, par lโinvasion amรฉricaine de lโIrak en 2003 : en brisant le rรฉgime sunnite de Saddam Hussein et en donnant le pouvoir aux chiites, ils ont livrรฉ le pays ร lโIran, et encouragรฉ la Syrie ร se placer dans lโorbite de Tรฉhรฉran. Ce faisant, les appรฉtis de puissance iraniens ont effrayรฉ les puissances sunnites. Il est dโailleurs intรฉressant de savoir quโAnkara et Riyad รฉtaient initialement des alliรฉs de Damas, avant de vouloir installer un nouveau pouvoir de leur main.
En Occident, nous avons le regard fixรฉ sur Vladimir Poutine, au sujet de la Syrie. Mais en rรฉalitรฉ, lโIran y joue un rรดle plus fort que la Russie. Ce sont les Iraniens qui ont jetรฉ toutes leurs forces, le Hezbollah jusquโaux troupes dโรฉlite des Gardiens de la Rรฉvolution, en passant par les volontaires chiites au martyr, comme les djihadistes sunnites, pour colmater les brรจches du rรฉgime. Cโest Qasem Soleimani, le gรฉnial tacticien iranien, qui a convaincu les Russes dโoffrir la couverture aรฉrienne indispensable pour changer le cours de la guerre. Les Etats-Unis ont compris tardivement quโune solution en Syrie passait par lโIran. Lโaccord sur le nuclรฉaire iranien passรฉ par Barack Obama avait pour objectif principal de pacifier les relations entre Tรฉhรฉran et Washington, alors quโils combattent en Syrie et Irak le mรชme ennemi : Daech.
LโEtat islamique, mรชme sโil sโattaque ร ses troupes et le menace, a รฉtรฉ le meilleur ยซ cadeau ยป du rรฉgime de Damas. Lโapparition de ce monstre djihadiste a fait changer lโattitude occidentale ร son รฉgard, comme tu lโas notรฉ. Alors que ses jours รฉtaient suspendus, en 2013, ร une intervention militaire des Etats-Unis et de leurs vassaux, il est devenu un an plus tard le bouclier objectif contre Daech. Il est notoire que le rรฉgime damascรจne, passรฉ maรฎtre dans le rรดle de pompier-pyromane au Liban, a jouรฉ dรจs le dรฉbut la carte du pourrissement de la situation, en libรฉrant des djihadistes et en ciblant en prioritรฉ les rebelles nationalistes, vite supplantรฉs par des factions de type Al-Qaรฏda. Remontons mรชme plus loin : dรจs 2003, les services secrets syriens ont facilitรฉ le transit de combattants djihadistes vers lโIrak, pour nuire aux Amรฉricains. Parmi eux, Boubaker el-Hakim, cofondateur de la ยซ filiรจre des Buttes-Chaumont ยป et รฉmir franรงais de Daech, tuรฉ en novembre dernier. Les djihadistes ont bel et bien รฉtรฉ instrumentalisรฉs quand cela รฉtait nรฉcessaire pour le rรฉgime de Damas. A prรฉsent, Assad et ses affidรฉs vont tenter de vider un abcรจs djihadiste quโils ont eux-mรชmes diaboliquement installรฉ. Mรชme si reconquรฉrir tout le pays risque de leur prendre encore beaucoup de temps. Il est fort possible de voir le nouvel ambassadeur franรงais en Syrie prรฉsenter ses lettres de crรฉance ร un Bachar el-Assad dรฉfinitivement victorieux, peut-รชtre en 2020โฆ
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