Les Alternatives Catholiques

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Comprendre le conflit syrien (1)

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Publiรฉ le 21 dรฉcembre 2016 1 commentaire

Retour avec Pierre JOVA, journaliste, bon connaisseur des affaires internationales et de la gรฉopolitique du Moyen-Orient, sur l’actualitรฉ et les enjeux du conflit en Syrie. Le deuxiรจme volet de l’entretien sera publiรฉ vendredi 23 dรฉcembre.

Lโ€™รฉmotion publique est vive face aux massacres dโ€™Alep. Pourtant, certains continuent de penser que cโ€™est le prix ร  payer pour รฉradiquer le djihadisme. Quel est ton sentiment personnel devant cette situation ?

Pierre JOVA
: La tristesse, รฉvidemment, pour Alep et ses habitants. La Syrie a rejoint lโ€™Afghanistan, lโ€™Irak et la Palestine parmi les conflits aussi complexes que meurtriers, que lโ€™on รฉvoque avec lassitude. Plus de 300โ€‰000 morts, et huit millions de dรฉplacรฉs dont la moitiรฉ hors des frontiรจres, un pays ร  la culture si brillante dรฉtruit : cโ€™est ร  pleurer.
Personnellement, je ressens un certain รฉcล“urement devant lโ€™emballement mรฉdiatique. Le discours manichรฉen sur les atrocitรฉs du rรฉgime syrien, images รฉdifiantes ร  lโ€™appui, rappelle des procรฉdรฉs qui ne rajeunissent personne. Il semble que nous soyons revenus vingt-cinq ans en arriรจre, avec la Roumanie de 1989 et ses charniers mis en scรจne par lโ€™opposition ร  Ceausescu, la guerre du Golfe et ses exactions irakiennes inventรฉes par les Koweรฏtiens, et lโ€™ex-Yougoslavie avec les camps dโ€™extermination serbes racontรฉs par les cabinets de conseil amรฉricains. La propagande est la continuation de la guerre par dโ€™autres moyens. Mais les soutiens au rรฉgime dโ€™Assad ne font pas mieux. Nous sommes en pleine guerre de dรฉsinformation, des deux cรดtรฉs. De la mรชme mesure quโ€™il est rรฉvoltant dโ€™entendre que les rebelles dโ€™Alep-Est, qui pillent les cargaisons humanitaires et mitraillent les civils qui fuient, sont des gentilshommes, comment croire que les Syriens interrogรฉs en zone gouvernementale qui louent ยซ le Prรฉsident ยป soient libres de toute surveillance ? Aujourdโ€™hui, les rรฉseaux sociaux, censรฉs contourner la lenteur et la censure de la presse ยซ officielle ยป, par manque de recul, de rรฉgulation et dโ€™expertise sont les rรฉceptacles des pires montages, photos imprรฉcises et ยซ tรฉmoignages ยป bidons. A ce niveau, la ยซ rรฉinfosphรจre ยป, qui prรฉtend lutter contre la dรฉsinformation, est souvent la victime consentante de cette maltraitance de la vรฉritรฉ, ร  colporter sans vรฉrifier les moindres rumeurs.
Ce qui est sรปr, cโ€™est que la victoire du rรฉgime syrien et de ses alliรฉs clรดt une cruelle bataille de rues, et offre, quโ€™on le veuille ou non, un ยซ soulagement ยป ร  ses habitants avec la fin des combats. Mais la reprise dโ€™Alep nโ€™est pas la fin du djihadisme. Cโ€™est plutรดt la fin dโ€™un cycle dans la guerre en Syrie. La rรฉbellion qui existait entre le rรฉgime de Damas et lโ€™Etat islamique est en train de disparaรฎtre. Cette rรฉbellion, qui hier comptait des groupes ร  tendance nationaliste ou islamiste ยซ modรฉrรฉe ยป, voulant bรขtir un rรฉgime ร  la turque, et qui aujourdโ€™hui est essentiellement islamiste radicale, repose sur une multitude de groupes tous unis contre Damas, mais qui nโ€™ont aucun objectif politique commun. Les rebelles tiennent encore la zone dโ€™Idlib, au nord de la Syrie, oรน se sont entassรฉs beaucoup de combattants รฉtrangers, et quelques poches autour de Deraa, d’oรน est parti le soulรจvement en 2011. Ce sont ces territoires que le rรฉgime va sโ€™appliquer ร  reconquรฉrir, par la reddition ou dans le sang.
La reprise dโ€™Alep achรจve de rehausser le rรฉgime de Damas, mais ne lui donne pas la victoire totale. Ce que lโ€™on peut espรฉrer, cโ€™est que cette dynamique en faveur dโ€™Assad permette enfin des nรฉgociations รฉquilibrรฉes entre les puissances rรฉgionales. Dans la mesure oรน elles portent ร  bout de bras les acteurs qui sโ€™affrontent, tout peut sโ€™arrรชter selon leur dรฉsir ! Cโ€™est ce qui sโ€™est passรฉ au Liban, avec les accords de Taรซf : signรฉs en 1989, ils ont mis fin ร  la guerre civile qui durait depuis 1975, suite ร  des nรฉgociations entre la Syrie et lโ€™Arabie Saoudite sur le sort du pays.

Replaรงons un peu la guerre en Syrie dans une perspective historique. En 2011, les rรฉvoltes contre le rรฉgime dโ€™Assad sโ€™enracinent dโ€™abord dans des revendications de libertรฉ et dans un ras-le-bol face ร  lโ€™autoritarisme. Trรจs vite, la Syrie devient le carrefour dโ€™affrontements entre intรฉrรชts de puissances extรฉrieures. Une opposition islamiste ร  Assad sโ€™organise, financรฉe par des capitaux รฉtrangers. Devant cette situation, la diplomatie occidentale dรฉsigne la chute dโ€™Assad comme la prioritรฉ politique numรฉro un. Ce faisant, elle sโ€™est sans doute empรชchรฉe de jouer un rรดle de mรฉdiateur entre le rรฉgime alaouite et la frange dite ยซย modรฉrรฉeย ยป des rebelles. La voie รฉtait alors ouverte pour une alliance entre Moscou et Damas, qui allaient instrumentaliser ร  leur profit la lutte contre le djihadisme. Peu ร  peu, devant la poussรฉe de lโ€™EI favorisรฉe par le dรฉlitement politique de lโ€™Irak, les Occidentaux allaient revoir leur agenda et considรฉrer Assad comme un alliรฉ potentiel contre lโ€™EI. Que tโ€™inspire une telle interprรฉtation des รฉvรฉnements ?

P. J. : Cโ€™est assez juste. Il faut mรชme remonter plus loin ! Un expert de la Syrie me disait rรฉcemment quโ€™ร  Maaloula, village chrรฉtien proche de Damas, le grand-pรจre dโ€™un des chefs rebelles luttait dรฉjร  contre les Franรงais qui occupaient le pays, tandis que les chrรฉtiens, pro-gouvernementaux, รฉtaient du cรดtรฉ de la puissance mandataire ! Ce sont les mรชmes camps : les minoritรฉs alaouite et chrรฉtienne dโ€™un cรดtรฉ, soutenues par des familles sunnites qui participent aux affaires, et la masse sunnite de lโ€™autre. Les Druzes et les Kurdes jouant de leur cรดtรฉ leur propre partition.
Depuis la prise du pouvoir par le Parti Baas en 1963, la Syrie a eu presque cinquante ans de rรฉgime policier. En 1982, la rรฉvolte des Frรจres musulmans sunnites, dรฉjร  violente, a รฉtรฉ matรฉe dans le sang. Les opposants actuels en parlent toujours. Contrairement ร  lโ€™Occident contemporain qui vit dans lโ€™instantanรฉ, en Orient, on ressasse le passรฉ, parfois de maniรจre obsessionnelle. Si un membre de sa famille est tuรฉ ou humiliรฉ, il faut le venger sur plusieurs gรฉnรฉrations. Le drapeau de lโ€™Armรฉe syrienne libre, faรงade nationaliste de la rรฉbellion aujourdโ€™hui en dรฉconfiture, est celui de la Syrie prรฉ-baasiste. Une de ses brigades remonte mรชme des siรจcles plus loin, en sโ€™appelant Liwa Ahfad Saladin, ยซ les Descendants de Saladin ยป, du nom du sultan syro-kurde qui a repris Jรฉrusalem aux Croisรฉs !
En dรฉtruisant toute culture politique, le rรฉgime syrien ยซ laรฏque ยป a paradoxalement ouvert un boulevard ร  lโ€™islamisme sunnite, rรฉprimรฉ mais ressurgissant par la base de la sociรฉtรฉ, qui est devenu le refuge ultime. Comme en Egypte et en Irak, oรน les futurs cadres de lโ€™Etat islamique pointaient dรฉjร  parmi les sรฉides de Saddam Hussein, gagnรฉs par une dรฉvotion salafiste que des annรฉes dโ€™autoritarisme laรฏcisant nโ€™avaient pu รฉradiquer. Dรจs lors, lโ€™embrasement de 2011 ne pouvait que dรฉgรฉnรฉrer.
Il me semble malhonnรชte dโ€™affirmer quโ€™il รฉtait suscitรฉ et planifiรฉ de longue date depuis lโ€™รฉtranger. Certes les Etats-Unis avaient la Syrie dans le viseur, dans leur projet de ยซ Grand Moyen-Orient ยป dรฉmocratique, selon lequel les dictatures devaient รชtre renversรฉes, soit de lโ€™extรฉrieur, soit de lโ€™intรฉrieur. Certes, des quantitรฉs importantes dโ€™armes รฉtaient entrรฉes en Syrie avant les รฉvรจnements, sans doute par lโ€™entremise des Frรจres musulmans, toujours actifs dans lโ€™ombre. Mais cโ€™est le despotisme et la cruautรฉ des services de sรฉcuritรฉ du rรฉgime, comme en Tunisie, qui ont mis le feu aux poudres : en mars 2011, des enfants de Deraa ont รฉtรฉ torturรฉs et violรฉs par des policiers pour avoir inscrit un tag hostile ร  Bachar al-Assad. Les protestations, puis les manifestations ont รฉtรฉ sรฉvรจrement rรฉprimรฉes, entraรฎnant la rรฉvolte. Lโ€™humiliation avait trop durรฉ. Lโ€™histoire prรฉcisera quelles ont รฉtรฉ les responsabilitรฉs dans lโ€™embrasement.
Trรจs vite, le conflit syrien est devenu une guerre de procuration entre lโ€™axe chiite (Hezbollah libanais, gouvernement irakien chiite et Iran, soutiens de Damas), et la coalition sunnite (Turquie, Jordanie, Arabie Saoudite, Qatar, Emirats). Il faut toujours avoir en tรชte que cette division confessionnelle du Moyen-Orient a รฉtรฉ prรฉcipitรฉe, selon une logique auto-rรฉalisatrice, par lโ€™invasion amรฉricaine de lโ€™Irak en 2003 : en brisant le rรฉgime sunnite de Saddam Hussein et en donnant le pouvoir aux chiites, ils ont livrรฉ le pays ร  lโ€™Iran, et encouragรฉ la Syrie ร  se placer dans lโ€™orbite de Tรฉhรฉran. Ce faisant, les appรฉtis de puissance iraniens ont effrayรฉ les puissances sunnites. Il est dโ€™ailleurs intรฉressant de savoir quโ€™Ankara et Riyad รฉtaient initialement des alliรฉs de Damas, avant de vouloir installer un nouveau pouvoir de leur main.
En Occident, nous avons le regard fixรฉ sur Vladimir Poutine, au sujet de la Syrie. Mais en rรฉalitรฉ, lโ€™Iran y joue un rรดle plus fort que la Russie. Ce sont les Iraniens qui ont jetรฉ toutes leurs forces, le Hezbollah jusquโ€™aux troupes dโ€™รฉlite des Gardiens de la Rรฉvolution, en passant par les volontaires chiites au martyr, comme les djihadistes sunnites, pour colmater les brรจches du rรฉgime. Cโ€™est Qasem Soleimani, le gรฉnial tacticien iranien, qui a convaincu les Russes dโ€™offrir la couverture aรฉrienne indispensable pour changer le cours de la guerre. Les Etats-Unis ont compris tardivement quโ€™une solution en Syrie passait par lโ€™Iran. Lโ€™accord sur le nuclรฉaire iranien passรฉ par Barack Obama avait pour objectif principal de pacifier les relations entre Tรฉhรฉran et Washington, alors quโ€™ils combattent en Syrie et Irak le mรชme ennemi : Daech.
Lโ€™Etat islamique, mรชme sโ€™il sโ€™attaque ร  ses troupes et le menace, a รฉtรฉ le meilleur ยซ cadeau ยป du rรฉgime de Damas. Lโ€™apparition de ce monstre djihadiste a fait changer lโ€™attitude occidentale ร  son รฉgard, comme tu lโ€™as notรฉ. Alors que ses jours รฉtaient suspendus, en 2013, ร  une intervention militaire des Etats-Unis et de leurs vassaux, il est devenu un an plus tard le bouclier objectif contre Daech. Il est notoire que le rรฉgime damascรจne, passรฉ maรฎtre dans le rรดle de pompier-pyromane au Liban, a jouรฉ dรจs le dรฉbut la carte du pourrissement de la situation, en libรฉrant des djihadistes et en ciblant en prioritรฉ les rebelles nationalistes, vite supplantรฉs par des factions de type Al-Qaรฏda. Remontons mรชme plus loin : dรจs 2003, les services secrets syriens ont facilitรฉ le transit de combattants djihadistes vers lโ€™Irak, pour nuire aux Amรฉricains. Parmi eux, Boubaker el-Hakim, cofondateur de la ยซ filiรจre des Buttes-Chaumont ยป et รฉmir franรงais de Daech, tuรฉ en novembre dernier. Les djihadistes ont bel et bien รฉtรฉ instrumentalisรฉs quand cela รฉtait nรฉcessaire pour le rรฉgime de Damas. A prรฉsent, Assad et ses affidรฉs vont tenter de vider un abcรจs djihadiste quโ€™ils ont eux-mรชmes diaboliquement installรฉ. Mรชme si reconquรฉrir tout le pays risque de leur prendre encore beaucoup de temps. Il est fort possible de voir le nouvel ambassadeur franรงais en Syrie prรฉsenter ses lettres de crรฉance ร  un Bachar el-Assad dรฉfinitivement victorieux, peut-รชtre en 2020โ€ฆ

Foucauld Giuliani

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