L’art « contemporain » remis en perspective
Nous avons vu que ce que l’art peut représenter de plus classique et familier, par exemple dans les multiples Annonciations italiennes à la Renaissance, était porteur d’une recherche et d’un travail de composition à côté desquels nous avons tôt fait de passer, l’admirant pour des raisons parfois superficielles. Reste cependant, lancinante, la question d’un basculement, d’un changement général de paradigme, pour employer de gros mots, entre l’art « d’avant » (si tant est qu’il existe un art) et celui qui apparaît en gros au tournant entre le XIXe et le XXe siècle.
De fait, il y a bien, dans la peinture européenne, du XIVe siècle jusqu’à la fin du XIXe ou au début du XXe, un principe d’imitation de la nature, dont la perspective est le support privilégié et auquel nous sommes particulièrement accoutumés. Mais l’imitation de la nature n’est pas le réalisme ou la représentation confortable de ce dont nous sommes familiers, et elle connaît bien des vicissitudes selon la représentation que l’on a précisément de ce qu’est la « nature ». Si la perspective conduit, pour le dire très vite, à une représentation cartésienne du monde, alors la question de la représentation de l’invisible, de l’Incarnation, cesse d’être centrale et l’on va représenter tout autre chose tout en continuant à affirmer que l’on imite la « nature ». Bref : l’art, ou en tout cas la peinture, ne saurait prétendre à montrer simplement ce que l’on voit, ou ce que l’on se représente de façon plus ou moins immédiate. Elle est à la fois plus et moins que cela : une chose mentale qui mérite une approche minutieuse, réfléchie, méthodique, pour en dévoiler, sinon le sens, au moins la richesse et la complexité, mais aussi ces agencements de formes et de couleurs qui agissent de façon immédiate sur notre perception avant même toute tentative d’intellectualisation.
Évoquant le désir qui l’attire vers la peinture, Daniel Arasse se demande ainsi
si cette fascination pour la peinture n’[a] pas à voir avec quelque chose de l’ordre du regard enfantin. Baudelaire dit qu’il faut regarder les choses en nouveauté, qu’il faut les regarder en enfance, c’est-à-dire avec ce regard qui se situe avant le langage, celui où l’on ne peut qu’imaginer (puisque l’enfant ne dit rien). C’est un regard qui appartient au moment où le réel est encore du réel et n’est pas devenu un monde. C’est encore un flux, un continu sans rupture, sans découpes, sans grilles mises par les mots, qui viendront nommer le flux et organiser progressivement le réel en monde. [1]
Daniel Arasse dévoile ainsi que la peinture suscite chez lui deux types d’émotions : la première, c’est « le coloris qui [le] touche et qui [l’]appelle », le bleu de La Danse de Matisse qui lui fait monter subitement les larmes aux yeux ; la deuxième, « c’est quand, avec le temps, la durée, avec le fait de revenir, peu à peu les couches de sens, cette accumulation de sens, de réflexions, de méditations du peintre, apparaissent » [2]. La peinture nourrit l’intelligence, nous l’avons abondamment rappelé avec les Annonciations, mais elle nourrit aussi les sens. À certains égards, elle éduque aussi le regard lui-même dans sa dimension la plus immédiate : j’ai le souvenir, sortant d’une exposition de peinture où seules les toiles, accrochées sur un fond noir, étaient éclairées, et retrouvant l’air libre et la lumière du soleil, d’avoir été frappé de sentir que mon regard s’était considérablement aiguisé ou ravivé et que les moindres lignes, ombres et lumières de mon environnement me sautaient au visage. L’esthétique, dont l’étymologie, faut-il le rappeler, renvoie d’abord à la perception des sens, puis à l’opération intellectuelle qui en résulte, relève ainsi, pour la peinture, de quelque chose comme une intelligence du regard, de la perception et de l’analyse, parfois simultanées, parfois successives, de formes à la surface du tableau.
On peut penser ici à l’idée bergsonienne selon laquelle nos sens peuvent parfois jouer librement, détachés de leur fonction utilitaire première d’appréhension du monde et de préparation d’une action. Là serait la vocation des arts visuels : à défaut que nous jouissions spontanément d’une telle liberté, sauf à être nous-mêmes artistes, ils nous conduisent à voir le monde autrement, à accepter que de lignes ne fassent plus sens directement en vue d’une action, à ce que les couleurs ne correspondent plus à notre vision spontanée – que nous puissions somme toute contempler le monde et simplement le recevoir dans toutes ses potentialités. Certes, le besoin de maîtrise de notre espace est tellement naturel qu’il est parfois difficile d’accéder à cette liberté proposée par une œuvre nouvelle. Mais notre regard peut aussi se former, ce qui explique qu’aujourd’hui on puisse se presser devant Manet ou Picasso comme des classiques incontournables, et réserver notre incompréhension à des réalisations encore perturbatrices.
À bien y regarder, c’est sans doute autour de cette double dimension, sensible et intellectuelle, que se joue quelque chose d’essentiel dans notre rapport à l’art, en particulier celui que l’on qualifie de « contemporain », qu’il soit ou non pictural. Plus précisément, c’est peut-être bien d’une distorsion de ces deux dimensions, la sensation directe et l’approfondissement progressif et intellectuel du sens du tableau, que naissent un certain nombre de dérives voire d’impostures.
Du côté de la sensation directe se placerait un art qui prétend impressionner, précéder toute réflexion pour susciter une émotion forte : au lieu de la beauté, le choc ou le malaise ; au lieu des yeux, les tripes. Non qu’il ne soit pas légitime d’impressionner, de choquer, de scandaliser, mais cela peut dériver vers le choc gratuit. Du côté de l’approche intellectuelle, l’objectif manqué consiste en un discours abstrait et assez creux qui prétend légitimer une réalisation finalement très vaine. On peut penser à cette histoire sur un étudiant des Beaux-Arts validant un examen en débitant un discours sur le cachet effervescent qu’il regarde se dissoudre dans un verre d’eau : l’art n’est plus qu’un geste superficiel sur lequel on peut plaquer un discours vague. Dans une certaine mesure, les ready-made jouent sur cette corde : on est passé du « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte, réflexion sur les limites de la représentation, à « cet urinoir est de l’art », l’art réduit à un geste intellectuel qui interpelle, qui nous interroge sur le regard que nous portons sur ce que nous sommes habitués à qualifier d’artistique, mais dont la répétition quelque peu mécanique semble condamnée à s’épuiser d’elle-même.
On ne peut dès lors que constater avec regret la scission actuelle entre les Beaux-Arts et les arts appliqués, ceux-là se targuant de former uniquement à « l’Art », et ceux-ci se consacrant uniquement aux diverses techniques artistiques, comme si les uns et les autres n’avaient pas à se nourrir réciproquement. On oublie que Picasso, encore adolescent, a été en mesure d’achever un tableau classiquement figuratif sur lequel son père travaillait, avant d’évoluer vers un art qui n’avait rien de simpliste mais présupposait une maîtrise réelle du geste. On pourrait citer encore Matisse, répondant à un curieux qui s’étonnait du prix élevé d’un tableau apparemment peu travaillé et qui voulait savoir, préoccupé par une pressante question de rentabilité, combien de temps il avait fallu à l’artiste pour le peindre : « Toute une vie ».
Entre ces deux écueils, nouveaux Charybde et Scylla, que sont la provocation gratuite et le discours creux – deux revers d’une même triste médaille, parfois combinés –, il y a pourtant la place pour que passent de nombreux Ulysses, par des voies diverses dont toutes ne séduiront pas le même public, pas plus qu’une forme ou qu’un courant ne s’est imposé de façon universelle à quelque époque que ce soit, l’art italien de la Renaissance et ses multiples écoles, en fonction des villes et des régimes politiques, en étant un exemple manifeste.
Peut-on toutefois s’en tenir à ce constat d’une nécessaire souplesse, voire d’un tranquille relativisme ? N’y a-t-il qu’un manque d’ouverture dans la réaction que l’on peut avoir face à bon nombre de productions contemporaines ? En réalité, il y a tout de même sans doute quelque chose dans la modernité, la post-modernité ou tout autre nom qu’on voudra lui donner, qui constitue un basculement massif et peut expliquer des interrogations, des malaises ou des élans créateurs enthousiastes.
La peinture a abandonné ses paradigmes anciens, qu’étaient la perspective et une certaine forme de représentation réaliste (disons : qui s’appuie de façon systématique sur la représentation de figures identifiables, fût-ce dans des combinaisons oniriques comme chez Jérôme Bosch). Après une évolution vers l’abstraction, la peinture a d’ailleurs peut-être cessé aujourd’hui d’être l’art le plus en vogue, au profit d’un rapport plus particulier avec la matière et les objets, de la sculpture au sens large à l’architecture : il s’agirait de toucher, de manipuler, d’inscrire dans l’espace et le temps, beaucoup plus que d’en rester à ce cadre rectangulaire plus ou moins grand et moins immédiatement expressif. L’évolution a des causes lointaines : à quoi bon vouloir tendre à la figuration quand la photographie le permet si aisément et avec une force parfois considérable ? Il faut faire apparaître autre chose, mais l’art non figuratif n’est pas facile d’abord pour tout le monde. Peut-on encore peindre avec la bourgeoise et tranquille minutie d’un Waldmüller quand le monde traverse des crises aussi dramatiques qui remettent en cause les représentations les plus élémentaires que l’on croyait posséder sur la nature humaine et le monde ?
Si l’art imite la nature, force est de constater que c’est bien cette nature, à tous les sens du terme, du cosmique à l’humain, dont l’intelligibilité vacille et se décompose, sans recomposition visible dans l’immédiat, sans nouvelle synthèse à proposer dans laquelle le monde trouverait une certaine cohérence. S’il y a un art plus « contemporain » que les autres, sans doute est-ce bien celui qui explore de nouvelles voies, selon une intelligibilité nécessairement circonscrite, individuelle, qui n’a plus grand chose de familier avec ce qui a pu se faire auparavant, où différents modèles se sont certes succédé, mais sans peut-être laisser la place au vide et la crise durable et profonde que nous traversons. Il n’y a plus que des bribes, des fulgurances, peut-être, mais le temps des motifs communs, religieux ou mythologiques, dont la seule reprise était reçue comme légitime (à défaut que l’œuvre soit une réussite durable) est révolu. Pour le dire autrement, il n’y a sans doute plus de caractère fonctionnel évident de l’art, religieux, politique ou plus généralement institutionnel : le temps des fresques de Puvis de Chavanne à la Sorbonne est (heureusement !) révolu et le « 1 % artistique » est généralement plus l’occasion de polémiques qu’autre chose tant il peut paraître soumis à l’arbitraire d’un artiste dont la légitimité sera toujours contestée ou contestable.
Quelle expérience esthétique nous reste-t-il alors ? Son caractère relatif, dépendant d’une forme de rencontre avec un artiste dont la sensibilité fait écho à la nôtre, n’interdit pas pour autant de renoncer à toute recherche de sens ou d’intelligibilité : celle-ci est toutefois plus ardue. Cela apparaît de façon spectaculaire dans un documentaire de Dominik Rimbault, en 2000, consacré à Ladislas Kijno, peintre récemment décédé à qui l’on doit notamment aussi la façade translucide et la rosace de la cathédrale de Lille : l’un des jeunes commissaires d’une exposition qui lui était consacrée ne parvenait pas à expliquer l’intérêt de son œuvre autrement que par la récurrence certes fascinante des formes de galet, d’une peinture à l’autre, tandis que le peintre lui-même, suivi dans son atelier et longuement interrogé, était capable d’apporter un bel éclairage sur sa propre démarche, parfaitement réfléchie, avec le soutien d’un ou deux témoins à l’envergure aussi large et capables de faire apparaître des éléments essentiels de la méthode de Kijno. Nombre d’œuvres ou d’artistes pâtissent sans doute du regard trop rapide porté sur eux, même par ceux qui s’y attachent – pour ne pas parler de leurs détracteurs. Le résultat peut ne pas plaire : il n’en reste pas moins un véritable travail, une forme d’ascèse personnelle dont l’authenticité et la profondeur sont réelles, et qui disent quelque chose d’une expérience humaine. C’est souvent le refus de tenir compte de cette expérience qui conduit à critiquer l’art qui la met en lumière.
À vrai dire, une manière peut-être féconde d’éclairer le problème de l’art dit « contemporain » est de sortir de la simple perspective chronologique, selon laquelle un type d’art succède simplement à un autre, avant que l’art « contemporain » vienne s’imposer comme l’Aufhebung si longtemps attendue. Nathalie Heinich, analysant en sociologue le marché de l’art, a ainsi proposé dans un article stimulant [3] l’idée selon laquelle il y avait aujourd’hui trois formes concurrentes, ou paradigmes, d’art. Il reste de façon marginale un art classique qui « repose sur la figuration, respectant les règles académiques de rendu du réel ». L’art moderne quant à lui « partage avec l’art classique le respect des matériaux traditionnels » mais « repose sur l’intériorité de l’intériorité de l’artiste », sur le « caractère personnel et subjectif de la vision » : il est « le paradigme de l’époque en laquelle s’est formée notre culture actuelle ». L’art contemporain, enfin, « repose sur la transgression systématique des critères artistiques » propre aux deux autres paradigmes, le classique et le moderne. Sa valeur « ne réside plus tant dans l’objet proposé que dans l’ensemble des médiations qu’il autorise entre l’artiste et le spectateur ». Dire qu’une œuvre est ou n’est pas de l’art revient à choisir un paradigme et rejeter les autres, qu’il s’agisse de peinture historique ou de dispositifs vidéos indéchiffrables.
Une position moyenne reviendrait à privilégier une forme de modernité relativement intelligible contre deux formes d’art, l’une considérée comme dépassée et l’autre comme assez creuse, mais cela revient sans doute à choisir et hiérarchiser ce qui ne semble plus pouvoir l’être de façon objective, ou en tout cas communément acceptable, et il resterait à justifier au nom de quoi on le fait. À tout le moins, si l’on ne peut que prendre acte d’interrogations nouvelles et profondes sur notre identité et notre rapport au monde, on peut s’interroger sur la nécessité qu’il y aurait à devoir accepter un inéluctable et définitif éparpillement des expériences (si tant est que ce soit négatif ou qu’il apparaisse nécessaire de pouvoir ressaisir une voie moyenne, une direction globale dont l’existence n’a rien d’évident). Ne reste-t-il plus que la solution d’un relativisme bienveillant, d’un « Que vois-je ? » comme Montaigne avait son « Que sais-je ? », à défaut de grande synthèse et de représentation du monde communément partagée ?
Or il est un domaine qui a eu partie liée de façon essentielle avec l’histoire de l’art et où cette interrogation ne peut pas être totalement laissé ede côté : l’art sacré chrétien, dans sa prétention à communiquer une Révélation qui se veut universelle. Ce sera l’objet du troisième et dernier temps de notre réflexion.
[1] Daniel Arasse, Histoires de peintures, Folio Essais, 2004, p. 320-321.
[2] Ibid., p 24.
[3] « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », Le Débat, 1999/2 (n° 104), p 106-115.