Ah, Noël… Les réunions de famille, au pied du sapin tout enguirlandé, tandis que résonnent les cantiques que nous connaissons par cœur et dont nous attendons tous les ans le retour pour entrer dans l’esprit de Noël. Ce Noël éternel, celui de notre enfance, de l’enfance de nos parents, de nos grands-parents, riche de traditions enracinées dans la nuit des temps, un Noël en vert et rouge, avec la bonne barbe du Père Noël, les rennes et la neige, celle que l’on est toujours un peu déçu de ne pas voir tomber à Noël. En bref, le Noël de Tino Rossi, où c’est Petit Papa Noël que l’on invoque dans ses prières et à qui l’on demande pardon.
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Et pendant ce temps, à Vera Cruz, ou ailleurs : étonnamment, c’est le même Noël, qui nous paraît soudainement tellement kitsch lorsqu’un chant de Noël vietnamien est illustré de chromos pastel tirés tout droit de notre XIXe et autres illustrations enfantines terriblement occidentales :
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Plus saisissant encore peut-être, les enfants de Jérusalem, qui pourraient quasiment voir Bethléem du toit de leur collège et ont dans le cœur et dans la peau les collines de cette terre, sa lumière, ses saisons, peuplent leur crèche de pingouins et de skieurs, à grand renfort éventuel de banderoles lumineuses « Merry Christmas ».
Que s’est-il passé pour que ce Noël qui paraît nôtre mais qui nous vient du nord et des pays anglo-saxons se soit ainsi imposé ? La réponse est simple, et là n’est pas, du coup, la vraie question, qui serait plutôt, comme le criait Daniel (pas le prophète biblique, l’autre) : « qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour », c’est-à-dire Noël, pas celui du Père, mais celui du Fils ? Qu’est-ce qui fera que nous ne serons pas confits dans nos traditions comme le canard dans nos assiettes ? Qu’est-ce qui fera que nous ne vivrons pas Noël dans la nostalgie de notre enfance, ou la création pour la génération suivante d’une même doudoune affective ?
– Nan, mais attends, on est cathos, nous.
– Et ?
– Eh bien, tout ça, on sait que c’est juste la fête commerciale et populaire. On fait avec, mais on ne s’y arrête pas.
– Mais tous ces petits rituels auxquels on s’attache terriblement, ça ne compte pas ? Bien sûr, ça ne t’énervera pas que le traditionnel dessert de ta grand-mère ait cette année été remplacé par une banale bûche ? Et puis l’émerveillement et l’excitation des cadeaux remplacés par les heures à se presser dans les magasins avant Noël, cela ne suscite en toi aucune nostalgie toute enfantine ?
– Oui, bien sûr, mais c’est humain. On sait quand même que le cœur de Noël n’est pas là. Il y a d’abord la messe, la liturgie, c’est le cœur de la fête, de notre foi.
– Et tu n’auras pas un petit pincement au cœur de voir que le chant de sortie de la messe a été changé en même temps que le chantre, qui n’a vraiment pas la voix du précédent et qui est maintenant accompagné par des instruments vraiment incongrus ? Ou que le prêtre qui préside a supprimé ce petit moment de la procession avec les bougies qui te fascinait tant dans le temps ?
– Je te l’ai déjà dit, c’est humain, mais c’est indifférent au bout du compte.
– Enfin quand même, le Noël chrétien est plein de traditions et de rituels, lui aussi, non ?
– Allons, on sait bien quel sens ont nos rites les plus prosaïques : le sapin tiré du Ps 1 ; l’étoile qui se lève en Jacob, dont la Septante fait un homme, selon la prophétie de Balaam, en Nb 26, 17, qui annonce celle des Mages ; je ne parle même pas de la mode des crèches lancée par saint François d’Assise relisant son Is 1, 3. C’est quand même plus sérieux que le Père Noël !
– C’est déjà pas mal ! Mais alors qu’y a-t-il de plus ? Un peu plus de force, d’ancienneté, de symbolisme biblique ? C’est Jésus qui revient parmi les siens, renouveler sa joie tous les ans à date fixe, quand tout est sombre au cœur de l’hiver, encore plus peut-être cette année ?
– Oui, mais c’est pas rien, c’est la fête de l’espérance. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière. Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre, une lumière a resplendi ! »
– Précisément. Et c’est bien cela qui donne sens à toutes ces traditions – ou les rend assez vaines, quand elles restent tournées vers un passé figé et souvent mythifié, ou célèbrent seulement un éphémère bonheur comblé par des satisfactions toutes immédiates.
Un bon moyen de remettre un peu de sens et de cohérence dans tout ça et de comprendre le sens de Noël en tant que fête, c’est de regarder ce que nous devons aux fêtes juives. Elles ont cela en propre qu’elles ont toujours une triple dimension : célébration d’un moment de l’année : le cycle des saisons, des récoltes, cet éternel présent qui revient imperturbablement chaque année, et qui célèbre la vie ; ensuite, le souvenir d’un événement de l’histoire de la libération du peuple hébreu ; enfin, un regard vers l’eschatologie et le Salut définitif promis par Dieu.
Il n’y a de tradition vivante, sans doute, que si par elle est aujourd’hui transmise, reçue d’en-deçà de nous, une espérance toujours renouvelée, attestée dans l’histoire, et toujours à l’œuvre, hier, maintenant et dans les siècles. Séparer ces trois temporalités, c’est la porte ouverte à tous les marketings, commerciaux et spirituels : l’aujourd’hui seul, c’est la satisfaction de besoins pas nécessairement illégitimes, comme resserrer les liens familiaux et revenir à ses racines, prendre du temps ensemble, témoigner par des cadeaux de notre affection réciproque, charmer nos papilles et contempler plus ou moins fugitivement le doux bébé Jésus dans la tranquille chaleur de la crèche (souvent ouverte aux quatre vents, d’ailleurs, pauvre Jésus). L’hier seul, c’est la porte ouverte à la canonisation d’habitudes et de gestes souvent vieux d’à peine quelques décennies, alors que Noël vient tout de même d’un peu plus loin que le Père Noël et que Coca-Cola. Le demain seul, c’est l’espoir trop rapide que tout a changé, que tout est beau soudainement, en attendant des lendemains qui risquent de déchanter (sans parler de la gueule de bois ou de la crise de foie – avec un -e).
La spécificité chrétienne, c’est de tenir ensemble ces trois temps dans une Tradition vivante, celle qui s’actualise en chaque époque, dans chaque langue et culture, celle qui irrigue toute autre tradition et qui en est en même temps le canon. C’est cette Tradition qui « fait toutes choses nouvelles », et non la plongée dans l’inconnu avec Baudelaire par désespoir de pouvoir se désennuyer ici-bas.
Noël dégagé de ce qui l’alourdit, Noël décapé du superflu, c’est cette simple étoile sur le sol, au fond d’une grotte noircie par la fumée des bougies, sous la basilique orthodoxe de la Nativité, à Bethléem, et le gros bout de pierre derrière une grille conservé comme la Mangeoire.
Noël dégagé de tout ce qui l’encombre, c’est cette statue du couvent des Clarisses de Nazareth, qui s’y connaissent un peu en contemplation du mystère de l’Incarnation, en ce lieu où Jésus a passé à peu près les trente premières années de sa vie. Un don simple, et profondément joyeux.
Nous rappelons cet événement qui s’est passé sur notre terre il y a quelque deux mille ans, nous éprouvons la joie qu’il porte, nous mesurons la lumière dont il éclaire notre chemin. En tout cela, ensemble et indissociablement, Dieu entre dans notre histoire.
Fabrice Hadjadj l’expliquait bien il y a quelques jours, sur le site de la revue Limite : Dieu s’incarne, l’éternité entre dans le temps, et cela passe précisément par le plus particulier et le plus fugitif, par ce petit d’homme sur un bout de terre coincé entre de grands pays, au bout de la Méditerranée, à la frontière du désert : l’irruption de l’éternité n’est pas l’inscription dans notre siècle de réalités permanentes, dont le froid modèle serait la pierre ou le métal, ou la révélation d’un temps indéfini, suspendu. L’éternité est « la transcendance par rapport à toute temporalité, transcendance qui se manifeste moins par la permanence que l’événement. » Dieu n’est pas moins Être en prenant notre chair, fugacement, pour quelques décennies. Au contraire, « ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché », disait Jean, est plénitude, et Jésus, entré dans l’histoire, demeure avec chacun de nous « jusqu’à la fin du monde », jusqu’à son retour. Nous en recevons le témoignage dans la foi, nous le vivons par le charité dans nos vies, nous en attendons avec espérance l’accomplissement, et tout cela forme un tout, dans une temporalité qui n’est plus la simple succession linéaire des instants. Comme le rappelle le patriarche Sako, cité par le cardinal Barbarin : « Espérer, ce n’est pas penser que cela ira mieux demain, c’est croire que quelles que soient les circonstances nous restons dans la main de Dieu. »
Au risque de paraître privilégier une simple tradition particulière, qui a tout de même pour elle la traversée des siècles et une sagesse proprement millénaire, il se joue tout particulièrement dans Noël ce qui se joue dans toute icône : l’émergence de la lumière depuis l’obscurité dans un objet figé, qui plus est élaboré de façon très codifiée, d’apparence parfois déroutante, mais dont la contemplation ouvre progressivement l’âme à la reconnaissance de la présence vivante de Dieu. Le même semble se répéter, rien ne bouge, et pourtant Dieu agit par là de façon toujours neuve.