Aujourd’hui, il n’y a pas un chat dans les rues de Beyrouth. Dans l’ascenseur, une dame tient d’une main son foulard pour se cacher la bouche et de l’autre un mouchoir dont elle se sert maladroitement pour ne pas toucher la porte et les boutons. Prophylaxie de fortune. Ici, au Liban, les écoles et les universités sont fermées depuis plus de deux semaines, et maintenant les entreprises aussi. On a vu d’abord de plus en plus de gens avec des masques et des gants en latex – sauf au terrain vague à côté de chez nous où les enfants les enfants syriens jouaient sans gant ni masque, ni près des poubelles que trient anarchiquement des étrangers en loques – puis plus personne dans la rue. La prudence nous pousse à dire tristement Khallina bel bet, restons à la maison, alors qu’il y a trois mois nous sortions nous frotter à la foule pour hurler thaoura, révolution. Le mal est entré dans la ville comme dans toutes les villes du monde, il tue froidement et tuera encore.
Je pense pourtant à la phrase d’Holderlin : « là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ».
Le danger se tient à deux niveaux : la maladie et la gestion de la maladie. Au niveau de la maladie, le mal est certain, des gens meurent absurdement, parfois des enfants. Ces tragédies rendent l’écriture d’un texte saugrenue, seules les larmes devraient convenir – mais ce mal fait croître une mauvaise voie de salut, qui est l’immunité, qui n’est pas la rémission mais le fait d’être immun, sauvegardé de toute infection étrangère. Chacun se protège de l’extérieur, de tout l’extérieur, prétextant que le mal vient de là, de notre lien avec l’extérieur, alors qu’il est tout aussi bien ce qui nous constitue. Ce moyen de salut est à la fois momentanément nécessaire à condition d’en faire bon usage et en même temps il est une voie de perdition, car il implique la constitution potentiellement guerrière d’un ennemi intérieur, intérieur au pays d’abord (les chinois là, les chiites ici, les européens là-bas) mais intérieur à soi-même à la fin puisqu’on finit par avoir peur de soi-même, guettant le moindre mouvement de fièvre, traquant le moindre geste imprudent. La recherche de l’immunité ouvre une guerre avec l’extérieur, qui finit par être une guerre intérieure.
Cela dit, dans le revers de cette mauvaise sotériologie, croît quand même la conscience nette d’une solidarité mondiale, c’est-à-dire la conscience nette qu’étant donnée la configuration technique du monde on ne peut se sauver seuls d’une épidémie, celle-ci passant d’un pays pauvre à des pays riches au mépris des distances habituelles, touchant le prolétaire du Wuhan comme la star américaine en passant par le ministre iranien. La solidarité n’est pas une décision généreuse, elle est un fait que l’on reconnaît ou que l’on nie, mais si on le nie, des phénomènes tels que la pandémie criblent nos représentations de la vérité qu’elles recouvrent. L’épidémie manifeste ainsi que l’on ne peut pas vivre comme si la souffrance des paysans chinois ou des prolétaires iraniens étaient indifférente ; si nous ne voulons pas nous reconnaître de responsabilité à leur égard le réel nous la rappelle. Or la conscience de cette solidarité de fait est le point d’appui d’une organisation mondiale de la politique rêvée par les internationalistes. Autrement dit, il devient plus raisonnable de commencer à élaborer un service de soin universel et gratuit plutôt que de se préparer à d’interminables et répétitifs confinements.
Mais le danger croît aussi au niveau de la gestion de la crise, qui est une immense progression de la gouvernementalisation des vies humaines, c’est-à-dire du contrôle étroit des personnes par l’enregistrement d’informations de plus en plus nombreuses. La difficulté est que la situation rend, sauf à verser dans une contemplation morbide du désastre, nécessaire des mesures sanitaires strictes comme le confinement. Mais il y a plus que cela dans l’opération politique en cours, il n’y a pas qu’une exigence de confinement, il y a aussi un contrôle accentué de la population. Le contrôle gouvernemental en est aujourd’hui, en Chine, à mesurer la température des passants et leur distance avec des individus infectés. Cette progression du contrôle n’affecte pas que les processus vitaux, elle est à l’œuvre, de manière très rapide, même dans le travail, si l’on admet que le « télétravail » est un moyen de savoir exactement combien de temps travaillent les employés et quelle quantité ils produisent, toute leur production passant par le prisme de cet outil d’enregistrement qu’est l’interface numérique. Alors que le temps ouvert par le confinement peut être l’objet d’un usage salvateur, paradoxalement riche en relations avec nos proches, puissant en perspective politiques pour la suite, à commencer par la politique de santé publique, on voudrait contrôler chacun de nos gestes, par les plus savantes méthodes de reporting.
Mais là aussi croît aussi ce qui sauve, car on a vu ces derniers jours à quelle point le processus capitaliste de production, dont l’époque voit clairement le caractère dévastateur, tant sur les vies humaines que sur la nature, ce processus peut être suspendu sans violence. La violence est le point sur lequel se fracassent les pensées révolutionnaires, car elle transforme ceux qui en font usage en ce qu’ils voulaient combattre. Or une voie magnifique apparaît maintenant : on peut destituer ce régime de production, non pas le détruire dans le sang, mais le suspendre, le temps qu’il ne nous mette plus en danger. Autrement dit, on peut en faire un usage qui soit subordonné au salut de tous, et des plus fragiles en particulier. Certes la suspension à laquelle on assiste n’est pas totale et elle est organisée par le pouvoir gouvernemental, qui est un aspect du pouvoir capitaliste, ce qui veut dire qu’il s’arrangera pour que la poignée des maîtres du monde n’en souffrent pas mais que les dommages de cette suspension reposent sur les épaules de ceux qui travaillent. Si l’ordre existant contient deux aspects distincts et solidaires, le profit et le contrôle, nous assistons à la suspension du profit par le contrôle, ce qui est loin d’être une révolution. Mais cette suspension est décidée d’abord par des gens, avant que leur gouvernement ne décide, avant que leur école ou leur entreprise ne leur donne un ordre ; cela dessine un possible celui de la suspension non-violente de l’ordre existant et son usage selon un bien commun.
Par Paul COLRAT, depuis Beyrouth.