« Qui peut gravir la montagne du Seigneur
et se tenir dans le lieu saint ?
L’homme au cœur pur, aux mains innocentes,
qui ne livre pas son âme aux idoles
(et ne dit pas de faux serments). »
« J’ai vaincu le monde. »
À quoi bon ? Est-ce bien raisonnable ?
Lorsque les proches de Franz, ses concitoyens, puis ses accusateurs, découvrent son opposition à Hitler et son refus de lui prêter serment s’il est rappelé sous les drapeaux, ceux qui ne l’agonissent pas immédiatement d’insultes tentent de le ramener à la raison, à une position raisonnable et pragmatique : au vu des circonstances, quoi qu’on en pense, ne vaut-il quand même pas mieux baisser la tête, prononcer quelques paroles qui n’engagent à rien, et continuer à mener une vie dure mais belle auprès de sa femme, de ses filles, de sa mère et de sa belle-sœur, dont la vie de paysans, sans la part de travail qu’il assume, serait rendue si pénible ?
La Création après la chute
Et pourtant, jusqu’au bout, il refuse, au nom de sa foi. Mais quelle foi ? Le film évite toute démonstration préalable, un peu facile, de religiosité ou de piété, qui justifierait une posture rigide. Non, Franz n’est pas une grenouille de bénitier, un forçat de la prière ou un athlète du prie-Dieu. Tout au plus le voit-on sonner la cloche de son église : on a vu pire radicalisme. Pire, même : il ne cesse de s’interroger, de douter. Et le voilà pourtant prêt à engager sa vie pour ne pas prêter serment au criminel qui mène l’Europe à la destruction dans une guerre injustifiable, pour ne pas se livrer à l’idole qui précipite le monde dans la mort.
« C’est un péché contre le village, contre le pays », clament les villageoises qui commencent à ostraciser sa femme. Son vieux camarade, le maire, hausse progressivement le ton, lui à qui l’avènement du nazisme a donné un élan insoupçonné pour vitupérer sur ces étrangers qui conduisent le monde à sa décadence – alors qu’il vit dans une magnifique vallée bien éloignée de l’enfer traversé au même moment par l’Europe et le monde, et n’a pas dû croiser souvent la moindre personne étrangère à son canton. Sans surprise, c’est lui qui lui rappelle le sacrifice de son père, mort dans les tranchées, dans un pays où la patrie se dit Vaterland.
Quel péché serait-ce donc ? Il apporte de fait la contradiction dans un monde harmonieux et homogène, si durs soient les labeurs de l’agriculture dans cette zone de montagnes.
C’est qu’il n’y a pas d’idéalisation de la nature, ici, contrairement à ce qu’une vision superficielle des films de Terrence Malick peut faire croire : la terre ne ment pas, disaient d’autres à la même époque, car c’est bien à force de peines et à la sueur de leur front que tous doivent en tirer leur subsistance quotidienne. Mais ceux qui la cultivent, pour la plupart, ne voient plus rien de Celui qui la leur a confiée : ces intendants d’une vallée se croient devenus les maîtres de toute la surface du monde. Les images d’archives sur Hitler, au départ martiales, en noir et blanc, passent progressivement à la couleur, montrent les montagnes de l’Autriche natale du Führer. Surgissent des plans qui se fondent presque avec ceux de Terrence Malick : St. Radegund n’est pas un Paradis perdu, le mal le rejoint et s’y mêle étroitement. C’est bien un monde d’après la chute, et qui s’effondre encore intérieurement. Pour un juste, sera-t-il sauvé ?
Seule Fani, peut-être, mais au prix de combien de fatigues, semble y voir la préfiguration du Jardin éternel, qu’elle espère rejoindre. Il n’y a pas de contemplation facile ou esthétisante : seulement le constat possible, à qui sait regarder, après de longs efforts pour dominer la terre et la rendre fertile, que tout cela, sans doute, peut être très bon.
La Passion de Franz
Franz, lui, sait qu’il lui sera demandé compte de la gestion de ce qui lui a été confié : de sa terre, mais surtout de la vérité qu’il a reçue en partage. C’est un dépôt qu’il ne peut altérer : « as-tu le droit de faire cela ? », lui est-il demandé. « Ai-je le droit de ne pas le faire ? », répond Franz, dans une question à dire vrai bien peu rhétorique, sans le moindre orgueil, mais comme ramené à son dialogue intérieur.
C’est bien parce qu’il est interrogé que, parfois, Franz répond, et laisse connaître l’interrogation qui l’anime. La première phase des dialogues concerne ceux qui devraient le comprendre le mieux, à commencer par sa femme. Elle ne s’oppose jamais à son dessein, sans rien cacher pour autant de son angoisse, et lui rappelant que le monde est plus fort que lui. Son curé quant à lui essaie de le ramener de façon raisonnable à ses responsabilités envers sa famille, sans lui répondre franchement sur le fond. Franz choisit humblement d’aller chercher une autorité plus élevée, son évêque. Mais celui-ci, timoré et méfiant, insiste sur l’engagement de son Église à servir la patrie. Et c’est peut-être le prêche entendu à cette occasion qui est la réponse la plus claire aux interrogations de Franz : quand le marteau frappe le fer, c’est l’enclume, par sa solidité, qui permet de donner au fer sa forme.
Face à ses accusateurs, à tous les niveaux du système judiciaire, c’est de cette solidité en quelque sorte toute passive que Franz fait preuve. Tel le Christ, il se tait, le plus souvent, ou répond avec une profondeur désarçonnante. Le premier, courtois et élégant dans son costume bien coupé, affecte la complicité mais pour essayer de le tirer vers le bas : « croyez-vous que vous allez changer quelque chose ? Quelqu’un saura-t-il ce que vous faites ? » Puis il commence à juger : « croyez-vous mieux que moi ce qu’est le bien ? Qui vous l’a dit ? Le ciel ? » Dans un monde sans Dieu, le cynisme s’impose : « nous sommes tous compromis, nous avons tous du sang sur les mains. » Le discours religieux ne sert plus qu’à instiller le doute : « c’est une ruse de l’Antéchrist que de nous faire croire que nous agissons pour le bien. » Mais Franz garde le silence et tient à distance de ces trois tentations, si mondaines et si diaboliques : se revendiquer de Dieu, accomplir des actions d’éclat, exercer sur le monde une puissance. Prêtre, prophète et roi, peut-être, mais pas du Prince de monde.
D’autres s’avèrent moins amènes : la violence bestiale, la vulgarité et la laideur des hommes en uniforme rappellent ces visages simiesques ou déformés des crucifixions de la Renaissance. Des surhommes, vraiment, ceux-là qui, à l’abri de leur uniforme, se vantent que rien ni personne ne peut les empêcher de déchaîner leur violence sur un innocent sans défense ? Mais lui garde le silence. Et partout où il passe, il reste attentif à ses co-détenus, par une parole, un geste, le partage de sa nourriture, proposant un autre ordre que celui que tentent d’imposer ses tortionnaires, eux que la moindre alerte fait s’agiter dans le plus grand des désordres comme des pantins désarticulés.
Face à son avocat, seul allié objectif dans ce monde carcéral, la discussion tourne court : si compatissant qu’il soit, il ne peut proposer autre chose que la signature d’un papier où Franz reconnaîtrait son erreur.
« Signez et vous êtes libre.
— Je suis libre.
— Alors à quoi est-ce que je sers ?
— Je n’en sais rien. »
Aucune procédure ne peut rendre à Franz ce qu’il n’a jamais perdu : sa liberté n’est pas de ce monde.
La justice de ce monde, elle, doit passer, fût-ce par l’éructation aussi soudaine que violente du magistrat que la simple présence de Franz, son témoignage silencieux, pousse hors de ses gonds. La suspension de séance est l’occasion d’un dialogue avec le président du procès, rongé par le doute, à mi-chemin de Nicodème et Ponce-Pilate : « me juges-tu ? », demande le juge à son prévenu, manifestement soucieux de lui de façon sincère, mais en secret, par peur des nazis. Mais pas plus que le Christ, Franz n’est venu pour juger. Car il sait ce qu’il y a dans le cœur de tout homme et combien il est difficile de s’arracher au mal. « Qui saura au-dehors ce que tu as fait ? », demande le juge : mais déjà son propre cœur a été touché et il vient prendre le siège et la pose de Franz, comme s’il pouvait ainsi devenir semblable à lui.
Cela ne va certes pas sans un vrai combat spirituel, une agonie, pour Franz. Le psaume 22 résonne, souvenir des prés d’herbe fraîche chers à Franz, écho des quelques herbes qui croissent au pied des murs, confiance inébranlable que telle est la vie à laquelle il sera appelé. Mais il doit aussi entendre ce prisonnier lui lancer « où est-il, ton Dieu ? Il t’a abandonné, comme il a abandonné son fils. À quoi tout cela a-t-il servi ? » Résonne finalement cette injonction : « on a besoin d’un saint victorieux. » Mais victorieux de quelle victoire ?
Franz l’emporte par sa liberté définitive, malgré ses doutes, malgré sa femme et ses filles. La fraternité, la joie, restent possibles, fugitivement, jusqu’au bout, dans une partie de football improvisée dans une cellule avec un ancien compagnon d’armes. La contrainte, le châtiment, la mort que le régime lui impose ne peuvent entamer cette liberté. En définitive, nul ne peut véritablement lui prendre sa vie : c’est lui qui la donne, qui accepte de la perdre, rendant fondamentalement vain l’acharnement contre lui. Rien ou presque n’a changé, mais le pouvoir même du régime nazi se retrouve en réalité impuissant, se trouve véritablement destitué.
Symboliquement, alors que les personnages principaux s’expriment en anglais et que l’allemand est réservé à toutes les vociférations nazies, l’allemand se fait entendre dans de derniers extraits de lettres entre Franz et Fani, et surtout dans les ultimes mots de Franz, un Notre Père. La langue de l’oppresseur est rejointe, sauvée peut-être, fût-ce de façon invisible, par la foi de Franz. Un espace s’ouvre où la langue de l’oppression retrouve ce qu’elle n’aurait dû cesser d’être : le support d’un échange amoureux entre les hommes et avec Dieu.
Ainsi, Dieu n’est pas absent, mais il n’a rien d’un deus ex machina, déboulant de l’extérieur pour tout régler dans un grand miracle définitif. Au contraire, il est présent, d’autant plus présent que Franz est présent à lui-même et le rend présent autour de lui, fût-ce au prix des plus grandes angoisses, de l’humiliation, de la violence. En définitive, Dieu n’est précisément jamais aussi proche, aussi visible que lorsque Franz commence à traverser les ravins de la mort.
Dans la première partie du film, Franz parle avec un vieil homme qui repeint une église et déclare qu’il se contente pour le moment de peindre un beau Christ, confortable, rassurant pour les fidèles, confiants qu’ils ne se seraient jamais comportés comme la foule qui a mis à mort le Christ. Un jour, pourtant, annonce-t-il, il peindra le vrai Christ. Ce vrai visage du Christ, c’est celui de Franz : la seule façon de ne pas être dans la foule, c’est d’être le Christ, dans ses outrages et dans sa mort.
L’alliance
Que valait donc cette vie ? Pourquoi ne pas composer ? Son curé, lors de leur dernière rencontre, tente encore de trouver un moyen terme, de proposer un mensonge véniel en gardant pures ses intentions et son cœur au regard de Dieu. Mais c’est encore trop extérieur, cela reste un accommodement, un renoncement.
La seule attitude parfaitement ajustée est celle de Fani, qui lui redit à ce moment-là son amour et le laisse donc libre de sa décision. Dans les larmes, dans un déchirement absolu, mais sur le seul chemin qui les rende libres. Peu importe le témoignage rendu, peu importe qui se souviendra de cet infime refus, oublié du reste de tous pendant deux décennies. La seule chose qui compte est cette fidélité paradoxale et crucifiante à sa famille et ce qu’elle représente. Franz, est-il jeté à la face de Fani, n’était pas comme cela avant de l’avoir rencontrée. De fait, elle l’a changé, ou plutôt leur amour, leur mariage, l’a changé. Et c’est par fidélité à ce qu’il a reçu et qu’il est devenu qu’il ne peut pas agir autrement qu’il ne fait. Il ne va pas jusqu’au bout de son don malgré sa famille ou contre sa famille, mais grâce à elle, pour elle, à cause d’elle.
Cela reste un mystère déchirant, même pour Fani, elle qui le connaît mieux que personne mais reconnaît l’aimer moins que Dieu lui-même ne l’aime. « Un jour, dit-elle après coup, nous comprendrons le sens de tout cela ».
Ce sens, c’est la lumière que contemple encore et toujours, et jusqu’au tout dernier moment, Franz. Cachée aux yeux des hommes, foulée aux pieds, sa vie reste, jusqu’au bout, dans une lumière qui ne déclinera jamais.
Crédits photographiques : Reiner Bajo, Iris Productions