Quoi qu’on dise, la situation contrainte et forcée qui vous exclut de la société professionnelle et du système économique est loin d’être passive, oisive ou relâchée. Il peut paraître paradoxal de se définir au chômage tandis que la pensée, elle, ne cesse jamais de travailler.
Tout au contraire, le chômage au sens d’un otium plutôt qu’un negotium devient art de vivre grâce aux ressources d’un esprit fin ; il requiert un rythme régulier, monacal, un travail et une discipline rigoureuse pour savoir vivre seul en autarcie comme dans une robinsonnade, l’apprentissage quotidien d’un autre type de productivité où le temps n’est plus de l’argent mais d’une extraordinaire élasticité, où chaque instant gagne en intensité. Au lieu de rester dans une habitude ronronnante , tout se renouvelle puisqu’il faut chaque jour réinventer sa vie et se régler soi-même sans autre obligation que celles que l’on se donne. Et si le chômage se définissait par un choix de vie au lieu d’une mise au ban de la catégorie socio-professionnelle rémunérée ? Détournons l’humiliation de la case sans profession, sans objet, sans indépendance financière, sans sécurité, sans reconnaissance, sans rentabilité. Ainsi la jeune génération de plus de vingt-cinq ans et de trentenaires à laquelle j’appartiens, la génération stagiaire, génération sacrifiée, la génération mobile ou génération pionnière d’un nouveau modèle, bref la génération précaire, a ici l’opportunité de de se constituer et de développer cet art de vivre auquel aspirent tant ceux qui travaillent mais n’ont pas le temps de vivre et que domine la philosophie consciente du temps pour soi, où l’on s’en tient aux bonnes résolutions sans application. Hors des considérations financières de la précarité du chômeur sans salaire, à supposer que l’on soit entouré d’une famille qui vous recueille, que vous l’on habite une charmante ville de province et que l’on dispose de quelques économies permettant de préférer un cours de couture à l’achat d’un paquet de pâtes.
Soyons à la pointe, glissons sur la nouvelle vague d’un contre-courant avant-gardiste, déjà trop âgée pour être hypster après une première expérience professionnelle, encore trop jeune et pas assez riche pour être bourgeoise bohème. Considérons-nous rentière plutôt qu’une assistée des allocations de Pôle Emploi. Oublions l’image traîne-savate du marcel mal rasé allant du lit à la cuisine. Je vis, avec l’expérience d’avant d’une éducation à parfaire et un avenir à enrichir plus qu’un curriculum vitae à remanier. Levée à sept heures, nourrie d’épeautre et d’amande, de jus verts et de thés de qualité, au rythme du marché et des produits de saison, m’occupant de mes propres affaires pliées à la japonaise, à ranger, laver, cuisiner et créer, et cela suffit déjà à remplir une journée.
Alors que les petits restaurants à la mode du buddha bowl fleurissent, développons le concept de pointe d’une cuisine maison, créative d’épicurienne saine dans laquelle défouler ma rage et déverser mon goût du beau et du bon : j’épluche, broie, déchiquète, ose les mélanges colorés et adapte les recettes selon mon estomac délicat et les besoins de la maisonnée.
Habillée avec style d’intérieur de pantalons larges et de tuniques amples et confortables, matières ouatées, découvrant des activités inédites entre la gymnastique tonique, la zumba et le yoga paddle. Friande de sensations, de saveurs fraîches et blanches, un rythme équilibré et mesuré, n’est-ce pas là simplement vivre heureux ? Elle traîne son ennui, elle se laisse aller croit-on, eh bien que l’on se détrompe, cette période plus ou moins longue n’aura jamais été aussi active, consciente, performante et occupée. Grillon du foyer ou grillon de société, les joies de la femme d’intérieur ne sont pas autre chose que les tâches domestiques qui vous rattrapent inévitablement en fin de semaine lorsque la vaisselle s’empile dans l’évier et que le linge à repasser s’empile.
Lavée à l’huile de coco, parfumée à l’amandine, respirant les sons et les couleurs, pratiquant techniques et sports inédits : yoga paddle, zumba, gymnastique tonique et abdos, nous échafaudons des plans de carrière ambitieux avec ceux de nos appartements successifs, présumant une mobilité de tous les trois ans à chaque changement de poste ou de mission sur tout le territoire patrimonial et muséal.
Qui ne rêve pas d’être une petite personne bien propre et bien rangée, élégante et sophistiquée, organisée autour d’une hygiène de vie irréprochable, belle et saine ? Dont les seuls caprices sont parfois un peu de baguette moelleuse, un Martini ou un Porto le dimanche ? Sans autre gourmandise que celle d’une cuisine toujours plus créative et colorée ? Tout ce qu’il est si difficile d’intégrer dans un circuit bureau-métro qui ne laisse plus la force ni l’envie de bouger ni de cuisiner. Faire soi-même et par soi-même, n’est-ce pas là l’idéal de vie et le modèle de la mise au vert, du retour au bon sens local et aux initiatives privées ? Quelle chance de compter dans cette élite quintessante ! Place à la jeunesse optimiste car créative et débrouillarde. En filigrane se dessine un nouveau modèle de travail en phase de reconnaissance : celui qui prend toute une vie : travailler à s’améliorer, travailler à réaliser du beau et du bon par l’action , non pas une parenthèse ni des vacances mais un tournant dans la construction de soi : une esthète et une quintessante. En somme rapprenons le sens romain d’un otium raffiné.
Nos journées se rédigent en forme poétique brève de haïkus qui se cisèlent sur du papier d’agenda, dont voici quelques exemples naïfs :
Haïkus
Printemps japonisant :
poussant le panneau coulissant,
le camaïeu kimono de ma garde-robe me réjouit.
Petit-déjeuner :
Une mandarine au fond de ma tasse,
l’abricot cuit de mon thé glisse sur les morceaux de confiture.
Réveillée avant l’aube,
attendre le premier chant des oiseaux
pour se rendormir.
Retour de marché :
parfum de panais et de persil frais,
légumes et fruits décorent les compotiers et colorent la cuisine
les pommes sont roses et fondantes,
un croquant de noisette dans ma salade.
Ma ceinture bien nouée,
tenant ma tasse à thé bien infusée,
je ris de la couleur de mon peignoir délavé.