On entend couramment parler de “société de consommation” ou de “consommation de masse” pour qualifier notre époque. En vérité nous n’en sommes plus là. Une nouvelle société est née sur les ruines de la société de consommation égalitaire des Trente Glorieuses : une société élitaire de consommation, une société d’élection. Dans cet univers, l’idéologie véhiculée par la consommation préempte le champ du politique et le neutralise : les inégalités d’accès aux ressources deviennent légitimes, dès lors que ceux qui peuvent y accéder disposent d’une forme de “mérite social”.
Il est troublant de voir comme les poids lourds du marketing font aujourd’hui en sorte que leur clientèle se sente privilégiée, considérée personnellement, tout en rejoignant une communauté, une élite confortable. Starbucks, Apple et Facebook – dans une moindre mesure – n’ont pas offert à tous la possibilité d’accéder à un produit de base, à une abondance vulgaire, mais la possibilité d’accéder à ce que d’autres ne peuvent avoir, et à une forme de reconnaissance sociale. Boire un café Starbucks en pianotant sur son Macbook, entouré d’autres consommateurs au look tout aussi soigné, est ainsi devenu le symbole de la réussite à l’américaine et du bien être individuel. Se sentir à part est devenu la norme.
Il faut dire que le marketing a une propension naturelle et fascinante à digérer sa propre critique. Accusée d’être trop bas de gamme, trop “fast food”, trop impersonnelle, trop banale, la société de consommation s’est mise à proposer des produits d’élite, des “expériences”, des communautés, de l’authenticité, de nouveaux codes. Le supermarché est devenu une épicerie fine, les soldes sont devenus des ventes privées, le fast food du café mondialisé se présente comme un lieu unique, où des produits d’exception sont servis par des “baristas” avec art, dans des gobelets personnalisés au prénom du client. La mondialisation rassurante appelant chacun par son nom.
Il est frappant de voir à quel point cette nouvelle forme de marketing a pu intégrer notre conception contemporaine des inégalités, revenant à accepter et à banaliser les inégalités sociales au nom de l’égalité des chances. Le rêve d’une société de consommation permettant à tous d’accéder au progrès s’est brisée à la fin du XXe siècle pour laisser place à un rêve de réussite sociale individuelle, une standardisation de l’élite. Ce monde inégalitaire est acceptable parce qu’il demeure ouvert et horizontal, laissant à chacun la possibilité de prendre part à l’aventure.
Cette nouvelle forme de marketing tue le sens politique en proposant à chacun un espace d’implication individuelle dans une communauté, un groupe, un lieu d’élection, au sein duquel il se sent considéré, appelé, dans lequel les subordonnés et les employés sont des “partenaires” de l’entreprise, associés à des objectifs de réussite communs. Chargée de paradoxes, cette société continue sa course folle sur une jambe de bois qui lui permet de courir toujours plus vite, à l’instar de l’athlète Pistorius. Elle invente l’individualisme collectif, l’authenticité standard, la mondialisation de proximité.