Sur un point, au moins, la rรฉalitรฉ du mouvement Nuit Debout est fidรจle ร sa promesseย : transformer la place publique en agora, ce lieu vital dโรฉchange au cลur de la Citรฉ. Les philosophes avaient coutume dโy faire leurs plus prolifiques promenades, voici la mienne.
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Sauvons la dรฉmocratie par le dรฉsordreย !
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Ceux qui dรฉnient, sous prรฉtexte de dรฉsordre, ce nouveau statut ร la place de la Rรฉpublique se font une idรฉe trop lisse de ce que les Grecs appelaient agora. Lโagora cโรฉtait la place du marchรฉ et la place du marchรฉ, รงa nโa jamais รฉtรฉ le Palais du Luxembourg. La consultation dรฉmocratique grecque nโavait rien de ce flegme post-digestif qui distingue aujourdโhui nos auditions parlementaires. On sifflait, on huait, on invectivait. On dรฉbattait, certes, mais en รฉpuisant les registres de lโaffrontement. Il faut sโimaginer du bruit, un style plutรดt poissonnier et, de temps ร autres, un grand orateur qui avait la sagesse dโengager, en renfort de son talent, quelques gros bras quโil dispersait dans les foules. En un mot, on cherchait partout ร convaincre mais aussi ร intimider. Et pourquoiย ce dรฉsordre ? Parce quโon รฉtait en dรฉmocratie et quโon avait le ferme sentiment de lโรชtre. Possรฉder ร plein ce sentiment quโun avenir commun doit รชtre dรฉcidรฉ et pas seulement laissรฉ ร dโautres, cโest quelque chose qui mobilise lรฉgitimement les passions. Et cela suffit pour dire quโil nโy a pas de santรฉ dรฉmocratique sans une part nรฉcessaire de dรฉsordre. Cela allait de soi pour un Grec et cela redevient une รฉvidence pour nous. Un trouble dรฉlibรฉrรฉ ร ยซย lโordre publicย ยป nous rappelle quโune dรฉmocratie trop tranquille recรจle un mensongeย : qui sโen plaindraย ? Pas de dรฉmocratie sans dรฉsordre, cela veut direย : sans possibilitรฉ de contester lโordre qui naรฎt de lโindiffรฉrence. Pour tous ceux qui, dans toute la diversitรฉ de leurs opinions, espรจrent en une dรฉmocratie rรฉelle, Nuit Debout a remportรฉ cette premiรจre bataille : avoir enfin un lieu oรน se rassembler pour mettre symboliquement et publiquement un terme ร lโindiffรฉrence, pour en finir avec ce consentement dรฉpressif ร un avenir non-dรฉbattu, non dรฉcidรฉ, et qui par consรฉquent ne nous engage pas. Un lieu pour affirmer que tout ce qui conspire au dรฉsengagement, au confort dโune dรฉlรฉgation aveugle du pouvoir et ร la commoditรฉ dโun calme bien poli sera combattu comme le symptรดme dโune maladie mortelle, mais dโune maladie dont on a choisi de ne pas mourir.
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Occuper la place publique et lutter contre sa privatisation fasciste.
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En faisant naรฎtre une agora au cลur de chaque ville, Nuit Debout a installรฉ partout les conditions dโun dรฉsordre dรฉmocratique providentiel. Il serait magnifique que tous ceux qui ont un mot ร dire ou un cลur ร vider se sentent libre dโy participer. Mais, parce que ces agoras sont authentiques, elles sont aussi des lieux dโintimidation. Beaucoup hรฉsitent ร rejoindre le mouvement ou sโy refusent, tout simplement parce que cela leur demande trop dโefforts de se sentir les bienvenus. Il y a ici une injustice qui sโadresse au plus grand nombre : la transformation des places en agora, par bien des cรดtรฉs, ressemble ร une privatisation gauchiste de lโespace public. Si lโon nโest pas du sรฉrail et quโon ne tient pas ร le devenir, il faut beaucoup de persรฉvรฉrance pour ne pas rรฉduire sa rencontre avec les Nuit Debout au clichรฉ, bien commode, de la ยซย kermesse gauchisteย ยป. Sur place, en effet, le regard est immรฉdiatement attrapรฉ, voire tenu en joue, par un marketing offensifย : celui de la rรฉvolution des mลurs, qui renvoie moins ร lโusine quโร lโavant-garde des arriรจres cuisines de la rue de Solfรฉrino. Le moindre bout de bitume ou de carton semble rรฉquisitionnรฉ pour faire la promotion de morales sectaires ou dรฉrisoires, le plus souvent dans un sabir autoรฉrotique dโapprenti sociologue, et tout cela avec un rigorisme catรฉchรฉtique qui ferait pรขlir un dominicain du XIIIรจme siรจcle. Concluant leur alliance avec les marginaux les plus alcoolisรฉs ou les plus sรฉniles, ces camarades gauchistes qui font de Nuit Debout leur vitrine entendent intimider le monde avec des injures prรฉventives contre le ยซย fascisteย ยป, mot stupide quโils dรฉfinissent encore moins que les autres.
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Petit manuel de lutte anti-fasciste.
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Rendons-leur briรจvement ce serviceย pour montrer quโune dรฉfinition concrรจte du fascisme leur tend un miroir peu flatteur. Le fascisme historique, au point de vue moral, nโest pas autre chose quโune insurrection de perdants qui, gonflรฉs par lโรฉnergie du ressentiment, parviennent ร changer les rรจgles dโune sociรฉtรฉ afin dโy faire figure de vainqueurs, le temps dโune pรฉriode dโexception. On comprend avec cela lโintรฉrรชt du gauchiste moralisateur pour la situation dโexception que reprรฉsente Nuit Deboutย : une occasion rรชvรฉe pour convertir son incapacitรฉ ร la norme, quelle quโelle soit au fond, en marque de noblesse. Tout cela confirme efficacement cette idรฉe dรฉjร bien รฉprouvรฉe, que la seule forme vivace du fascisme stricto sensu, cโest celle qui procรจde de la haine dรฉsespรฉrรฉe du militant rose-brun : pro-minoritaire par intรฉrรชt, expert รจs causes perdues par vocation, et apรดtre forcenรฉ de la dรฉconstruction par nรฉcessitรฉ de sauver son honneur. Pour dรฉsarmer nos soupรงons contre son vampirisme de dรฉpressif, il a trouvรฉ son juif dans le ยซย fascisteย ยป improbable quโil brutalise ร longueur de tempsย : le type qui colle ร peu prรจs ร la norme et qui ne lui avait rien demandรฉ. On a envie de donner ร ce camarade pรฉcheur, pris dans lโivresse du ressentiment, le conseil quโon a pour soi-mรชme et quโon ferait ร un frรจreย : admettre une faiblesse et confesser son orgueil. Mais on passe lรขchement son cheminย ! Reste que, pour beaucoup, la dรฉcouverte du mouvement dรฉmocratique quโest Nuit Debout prend la forme de ce nez-ร -nez dรฉcourageant avec le ยซย fascismeย ยป. On doit le regretter dโautant plus amรจrement que ce mouvement sโancre lรฉgitimement ร gauche. Il est le fruit dโune lutte sociale authentique et avait besoin, pour naรฎtre, dโun certain art de former des ยซย rรชves publicsย ยป, ce qui nโexiste absolument pas ร droite. Ces difficultรฉs sont peut-รชtre lโoccasion dโune autocritique pour laย gauche, la droiteย et ceux qui sโy reconnaissent encore : incapacitรฉ de neutraliser une persistante nรฉvrose dโรฉchec ร gaucheย ; incapacitรฉ ร rassembler qui que ce soit autour dโune utopie, ou ร dรฉfaut dโun simple espoir, ร droite.
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Derriรจre le miroir.
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Quand bien mรชme la vitrine du mouvement Nuit Debout serait fortement dissuasive, on gagne vraiment ร dominer ses angoisses de contagion pour y entrer. On pourrait mรชme dire quโy entrer constitue dรฉjร une sorte de programme commun des plus prometteurs. Cela suppose un double effort, bien plus exigeant que rรฉunir cinq cents signatures et passer chez le coiffeur : surmonter ses clichรฉs alors mรชme quโils sont confirmรฉs et tรขcher de se rendre vรฉritablement disponible. Pour cela il faut du temps, cโest vrai, mais surtout il faut trouver la volontรฉ de dรฉterrer lโespoir quโon sโรฉtait stupidement interdit de placer en son prochain. Une fois entrรฉ, que dรฉcouvre-t-onย ? On dรฉcouvre aussitรดt que nous avons tous un besoin profond dโรฉchanger librement, sur un forum rรฉel et pas seulement entre amis, sur des questions sรฉrieuses qui nous prรฉoccupent. On dรฉcouvre des enjeux politiques et sociaux quโon connaissait mal et qui interpellent constamment notre sens de la justice. On dรฉcouvre quโil y a un plaisir plein de sens ร sโรฉcouter les uns les autres. On sโindigne et on rit ensemble, on sโaffronte aussi, on essaie partout de se convaincre. En un mot, on travaille ร redevenir grecย : capable de se passionner publiquement pour le bien commun. Dans un lieu parfois hostile, certes, mais qui accorde une place รฉgale ร chacun. On dรฉcouvre aussi, et cโest peut-รชtre le meilleur, que la dรฉmocratie repose sur une forme originale dโamitiรฉ, qui a besoin de tels lieux pour sโexprimer. Lโhumour perpรฉtuel de ces scรจnes dโagora rรฉvรจle bien la richesse unique du mouvement. Je prends un exemple qui mโa particuliรจrement frappรฉ. Je me suis retrouvรฉ ร parler, hier, avec une militante anti-spรฉciste vegan (alimentaire et vestimentaire) qui รฉtait de surcroรฎt fรฉministe intersectionnelle et lesbienneย ; moi, un sobre mรขle blanc, catholique, attirรฉ par les femmes, amateur de bonnes viandes et de surcroรฎt passionnรฉ de corrida. Rรดdรฉ aux usages quโimplique ce genre de situation, je mโรฉtais prรฉparรฉ ร ce que la conversation tourne court aprรจs seulement trois minutes de curiositรฉ malsaine, chacun voyant un signe avant-coureur de la catastrophe dans lโลil jaune et la bave aux lรจvres de son interlocuteur. Rรฉsultatย ? Une bonne demi-heure de controverse joyeuse, respectueuse et bien argumentรฉe, qui aura presque accouchรฉ dโun compromis satisfaisant en matiรจre dโรฉthique animale. Cโรฉtait pour chacun lโexpรฉrience rรฉgรฉnรฉratrice dโune amitiรฉ sociale inespรฉrรฉe : la satisfaction pour moi de ne pas รชtre un cannibale papiste hรฉtรฉro-beauf et, pour elle, une รฉniรจme lesbienne hystรฉrique qui se venge dโun truc. Nous ne nous sommes quittรฉs quโaprรจs un dรฎner vegan, quโelle mโa offert pour me prouver quโil y a aussi des plaisirs simples derriรจre les vertiges de lโidรฉologie.
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La place des catholiques dans la convergence des luttes
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Cโรฉtait effectivement dรฉlicieux, mais je nโai regrettรฉ quโune choseย : ne pas pouvoir lui rendre convenablement cette invitation. Dโabord, parce quโil aurait รฉtรฉ triplement indรฉcent de lโinviter ร dรฉcouvrir les mรฉrites de la gardiane de taureau aprรจs une bonne corrida. Mais il y a dans cette incapacitรฉ de rendre la pareille un dรฉsรฉquilibre plus significatif, qui indique que jโoccupe aujourdโhui une place trop prรฉcaire dans lโarรจne de Nuit Debout. Si les catholiques, qui sont de tout bord mais partagent une mรชme expรฉrience du bien commun, sโorganisaient pour y รชtre davantage ยซย visiblesย ยป ce serait bien diffรฉrentย : nous pourrions rรฉpondre ร cette invitation au dialogue de la meilleure des faรงons, en apportant quelque chose dโoriginal et de consistant. Cโest une certitudeย : les catholiques ont des choses ร dire sur tous les sujets qui sont et seront agitรฉs sur lโagoraย : ils ont donc le droit dโy prendre la parole. Ils ont en tout cas le devoir de ne pas rester indiffรฉrents devant ce qui sโy manifeste confusรฉment : ร la fois un cri de souffrance et lโespoir joyeux dโune nouvelle expรฉrience dรฉmocratique. Il se pourrait que les pรฉriphรฉries soient aujourdโhui dans les places du centre ville. Simone Weil pourrait servir ici de patronneย : elle savait participer de maniรจre fรฉconde ร lโoccupation dโun lieu. Jโรฉtais heureux de trouver sur lโรฉtal dโun รฉditeur libertaire, place de la Rรฉpublique, un petit livre dโelle que je cite pour finir. Lโhรฉroรฏne commune du catholique et du libertaire nous invite ร prendre courageusement notre part dans la convergence des luttesย :
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ยซย Dans ce mouvement, il sโagit de bien autre chose que de revendication particuliรจre, si importante soit-elle. Il sโagit aprรจs avoir toujours pliรฉ, tout subi, tout encaissรฉ en silence pendant des mois et des annรฉes, dโoser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole ร son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours. Indรฉpendamment des revendications, cette grรจve est une joie. Une joie pure. Une joie sans mรฉlange ยป.
S. Weil,ย ยซย La vie et la grรจve des ouvriรจres mรฉtallosย ยป, juin 1936.
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