« De même que nous avons choisi le cercle comme symbole de la raison et de la folie, de même, nous pouvons très bien choisir la croix pour symboliser à la fois le mystère et la santé. Le bouddhisme est un culte centripète, alors que le christianisme est centrifuge : il éclate. Car, de par sa nature, le cercle est parfait et infini, mais il est à jamais circonscrit par sa dimension : il ne peut être ni plus grand ni plus petit. Bien qu’elle ait, en son cœur, une collision et une contradiction, la croix, elle, peut étendre ses quatre bras à l’infini sans jamais se déformer. C’est parce que son centre est marqué par ce paradoxe qu’elle peut croître sans changer d’aspect. Le cercle se referme sur lui-même et il est limité. La croix ouvre ses bras aux quatre vents : c’est un sémaphore pour voyageurs libres. »
Orthodoxie, G. K. Chesterton.
Comme chaque année, lors de la Semaine Sainte, nous revivons le mystère de la Passion du Christ. Au cœur de la Passion, il y a la Croix – cette Croix que nous vénérons le vendredi Saint lors du chemin de Croix et l’Office de la Croix. Cette Croix que nous portons parfois autour du cou ou que nous accrochons aux murs de nos maisons. La Semaine Sainte est ce moment privilégié où nous ne faisons pas que vénérer la Croix mais où nous réfléchissons à son mystère, à ce qu’elle nous dit de notre foi et de l’amour de Dieu.
Dans Orthodoxie, Chesterton oppose la croix au cercle, qui est le symbole d’une autre « philosophie » qui s’incarne dans le bouddhisme, mais pas seulement. La croix et le cercle représentent deux façons de penser. Le cercle renvoie à ce que Chesterton nomme « la pensée moderne » qui ne s’appuie que sur la pure raison et, dès lors, mène à la folie. « Le fou, dit Chesterton, est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » Le cercle est parfait, mais en réalité, il n’existe pas : c’est un pur produit de la raison, une forme géométrique abstraite. Il symbolise l’infini, notamment dans le bouddhisme. On pourrait penser que cela à avoir avec la vie éternelle. Mais, le cercle « se referme sur lui-même » et « ne peut croître ». L’infini que le cercle représente est, en fait, une impasse, un éternel recommencement sans but, sans destination, sans ouverture. L’infinité du cercle, c’est l’éternité de l’enfer.
La croix, elle, est paradoxale. C’est un choc, un conflit entre deux lignes qui partent dans des directions opposées. La croix est « scandale pour les Juifs et folie pour les païens ». Folie ? Mais il ne s’agit pas de la même folie que celle du cercle. C’est une folie saine, c’est un mystère que nous ne comprenons pas. Cette folie de la croix, c’est aussi son paradoxe : un homme pleinement homme, mais qui est aussi pleinement Dieu, et qui meurt, sur une croix, et puis qui ressuscite ! Voilà les paradoxes que nous traversons lorsque nous revivons ces jours saints, lors du Triduum pascal.
Avant même de se convertir, Chesterton avait adopté la forme du paradoxe comme mode de pensée car, dit-il, le monde est paradoxal, l’homme est paradoxal – et si nous nous marquons du signe de la croix, c’est peut-être aussi pour nous rappeler que nous sommes des êtres pétris de paradoxes et de contradictions. Ainsi, seule la forme du paradoxe peut rendre compte de ces réalités et en faire émerger un sens, une vérité. Dans sa quête de la vérité, il découvre l’Eglise et il prend conscience que le Christ lui-même est paradoxal, « signe de contradiction » pour le monde, pleinement homme et pleinement Dieu. L’Eglise, comme institution à la fois divine et terrestre, est la seule qui puisse réconcilier tous ces paradoxes, même si leur élucidation totale ne pourra se faire que dans le Royaume des Cieux. L’expérience de la conversion de Chesterton, c’est cette compréhension que la vérité se trouve dans l’Eglise, qu’elle commence à se révéler sur terre, mais n’éclatera qu’au ciel.
La croix est aussi le symbole de la liberté : « un sémaphore pour voyageurs libres ». La croix s’ouvre sur le monde, elle part vers les quatre coins de la terre. Comme ses deux lignes qui se croisent, les possibilités sont infinies, mais il y a un seul point d’intersection, il y a une seule forme, qui ne change pas. Cette liberté, au cœur du symbole de la croix, n’a qu’une seule limite : celle de l’amour de Dieu qui sacrifie son Fils sur une croix. « Aime et fais ce que tu veux. » Nous ne sommes libres que si nous accueillons cet amour incroyable et scandaleux d’un Dieu crucifié pour nous sauver, et que nous y répondons en l’aimant en retour.
Les partisans du cercle pourront opposer à ceux qui vénèrent la croix que celle-ci est irrationnelle et signe de folie, ils ne feront qu’en décrire, malgré eux, sa beauté paradoxale. C’est le dialogue introductif de La Sphère et la Croix entre Lucifer, professeur athée, et le moine Michael. Lucifer décrit très justement le globe et la croix, mais ne comprend pas la pertinence de la croix :
« Ce globe est raisonnable ; cette croix est déraisonnable. C’est un animal à quatre pattes dont l’une est plus longue que les autres. Le globe est logique. La croix est arbitraire. Avant tout, le globe est conséquent avec lui-même ; la croix est, essentiellement et par-dessus tout, ennemie d’elle-même. La croix est le conflit de deux lignes hostiles, de deux directions inconciliables. Cette chose muette qui se dresse ici est une collision, une rupture violente, une lutte dans la pierre. […] Sa forme même est une contradiction.
– Ce que vous dites est parfaitement vrai, dit Michaël avec sérénité. Mais nous aimons les contradictions. L’homme en est une : c’est un animal dont la supériorité sur les autres animaux réside dans le fait qu’il est tombé. Cette croix est, comme vous le dites, une éternelle collision ; j’en suis une. C’est une lutte de pierre. Toute forme de vie est une lutte dans la chair. La forme de la croix est irrationnelle, tout comme la forme de l’animal humain est irrationnelle. Vous dites que la croix est un quadrupède avec un membre plus long que le reste du corps. Je dis que l’homme est un quadrupède qui ne se sert que de deux pattes. »
Lorsque nous irons vénérer la Croix ce vendredi, regardons-la comme un signe, tout à la fois, de contradiction, de liberté et d’amour, le seul signe qui par sa stabilité contient tous les paradoxes sans pour autant en révéler le sens, demeurant ainsi un mystère, une folie pour les nations que nous sommes, un signe d’espérance pour notre salut.