Contemplation et adoration
L’art d’aujourd’hui est divers, embrassant simultanément plusieurs paradigmes, en un foisonnement légitime et fécond, même si la qualité est nécessairement inégale, tandis que certaines démarches extrêmes sont montées en épingle comme modèles ou repoussoirs. Cette profusion répond à l’éclatement des cadres reçus, à la remise en cause de l’autorité et de la tradition telles qu’elles étaient acceptées jusque là. Il n’en demeure pas moins légitime de se demander, sur le fond de cette remise en question fondamentale des repères, ce que l’art peut encore porter et transmettre qui dépasserait la seule expérience personnelle de tel ou tel artiste.
La question peut paraître peu pertinente ; il est pourtant un domaine où elle se pose avec force, voire urgence, c’est celui de l’art religieux, et particulièrement chrétien, si celui-ci doit exprimer quelque chose de la Révélation de Dieu au monde, qui porte en elle, par définition, l’universel. L’absence d’un système plus ou moins commun de représentation du monde, qui pourrait assumer une expérience à peu près commune et tenir lieu d’expression acceptable de quelque chose d’universel se fait ici fortement sentir. La répétition de motifs classiques n’est plus guère opératoire, même si les grands mystères chrétiens et les figures essentielles de la vie de l’Église n’ont pas changé. La peinture elle-même, cette « chose mentale » si apte à illustrer et à enseigner, n’y occupe singulièrement, de nos jours, qu’une place réduite à côté des vitraux, plus rarement figuratifs, ou du mobilier liturgique. Tout se passe comme si, là encore, l’accent se portait sur un travail de la matière (bois, pierre, métal, verre… et beaucoup moins le béton brut, même si celui-ci a permis des innovations architecturales non dénuées d’intérêt, quoique vite vieillies). Si la peinture est encore présente, ce n’est plus de façon simplement figurative ou illustrative, mais dans la recherche d’une expressivité qui relève d’une émotion suggérée plus que du déploiement pictural d’un questionnement théologique. Les ratés en matière d’art religieux sont navrants, mais les réussites déploient avec force une expérience spirituelle, de façon sensible, plutôt que de s’appuyer sur une rationalité et un discours théologique constitué (quitte, comme les peintres de la Renaissance, à en faire apparaître avec originalité des dimensions neuves ou singulières).
Ainsi voit-on se développer de plus en plus un art liturgique nouveau, replacé au cœur de la célébration eucharistique et de la prière de l’Église. Les figures humaines y retrouvent leur place mais souvent d’une façon stylisée, pour ne pas se restreindre à la surface des choses et des personnes, mais tenter de faire accéder à leur intériorité, avec un travail fréquent sur la lumière et notamment l’emploi de l’or, qui constitue à sa façon un écho de l’art de l’icône et de l’insistance orientale sur la divinisation de l’homme. Ainsi, dans les icônes peintes, l’or est utilisé pour le fond (et parfois redoublé par une véritable plaque de métal précieux qui ne laisse voir que les figures) – mais l’art traditionnel de l’icône consiste à peindre en allant progressivement vers les couches les plus lumineuses, pour faire émerger la lumière intérieure des saints. Cet art nouveau n’est pas « chose mentale » comme a pu l’être la peinture occidentale, mais sans doute peut-il en émerger une expérience ou une conscience renouvelée et apaisée de l’homme et de sa vocation surnaturelle, tout en trouvant un enracinement dans une expérience à la fois esthétique et spirituelle millénaire. C’est, en somme, retrouver une tradition très éprouvée et en puiser une inspiration nouvelle pour notre temps – ce qui n’est pas sans analogie avec la Tradition au sens le plus catholique du terme.
La question du rapport entre l’art d’aujourd’hui et la foi fait polémique. François Boespflug, relevant la dimension « dialectique, systémique, polémique » de cet art parle d’un lien « en passe de se défaire » [1]. Sans doute cela implique-t-il plutôt que l’art spécifiquement chrétien ne peut guère appartenir qu’au paradigme de ce que nous avons appelé l’art moderne, l’art dit contemporain ne pouvant en effet, par sa remise en question permanente des thèmes, des formes, des valeurs, s’accommoder d’une forme de subordination à quelque chose d’aussi engageant et déterminé que la spiritualité chrétienne.
Allons plus loin.
Pour envisager le sens de l’art chrétien, il faut intégrer à la fois la question de l’expérience esthétique et celle de l’expérience spirituelle. Ces deux questions sont liées, c’est l’évidence même à voir les réalisations du Quattrocento que nous avons déjà évoquées, mais l’art liturgique et son renouveau ne peuvent être placés exactement sur le même plan – quand bien même certains tableaux de maîtres étaient destinés à être placés sur des maîtres-autels, au cœur de la liturgie. Ils peuvent coïncider, mais relèvent de deux expériences d’ordre différent, et c’est précisément cette différence qui peut rendre compte aujourd’hui de ce qui se joue dans l’art liturgique.
Henri Bergson, s’interrogeant sur l’œuvre de son lointain cousin, Marcel Proust, écrivait : « on ne sort pas de la lecture de Proust avec cette sensation de vitalité accrue que laissent ordinairement derrière elles les grandes œuvres d’art » [2], ajoutant par ailleurs que Proust « n’avait point compris qu’il n’est pas d’œuvre véritablement grande qui n’exalte et ne tonifie l’âme, et qui ne laisse pas la porte ouverte à l’espérance » [3]. Pour garder ce vocabulaire vitaliste de Bergson, on peut dire qu’une œuvre d’art fait croître en nous la vie, non pas comme une force aveugle qui nous traverse simplement, mais en contribuant à nous humaniser, à nous ressaisir nous-mêmes. Plus une œuvre est grande, ou profonde, plus elle suscite en nous une impression puissante qui nous humanise. Cette approche est sans doute plus adaptée à la littérature pour sa dimension morale plus explicite, mais elle suggère tout de même qu’une œuvre fait naître en nous une émotion ou une réflexion créatrices. Il n’est qu’à se laisser toucher avec Daniel Arasse par la profondeur et la beauté de certaines œuvres pour le comprendre.
Au sommet de l’expérience esthétique, il y a cette faculté d’être touché dans notre personnalité la plus profonde, dans notre humanité la plus vivante et la plus haute. L’expérience spirituelle n’est pas sans lien avec cette illumination vivifiante, naturellement, mais elle est d’un autre ordre, en tant qu’elle est non pas seulement une perception, une sensation, mais une véritable rencontre. L’œuvre d’un artiste ne sera sans doute pas accomplie si elle ne porte pas en elle-même cette forme de rencontre, si elle n’ouvre pas, non pas nécessairement à une expérience mystique, mais au moins à cette rencontre qui fait grandir en nous, qui vivifie ou relève notre humanité. Reprenons l’exemple de Proust, dont l’œuvre n’en demeure pas moins remarquable et nourrissante par la richesse et la finesse du regard qui s’y déploie : Marie-Anne Cochet, l’une de ses premières critiques, a pu déclarer en conclusion d’un livre intitulé L’âme proustienne (1929) que « Proust a senti, il n’a pas vécu. » L’expérience esthétique n’est pas illégitime : elle pose toutefois problème quand elle vient masquer ou remplacer une expérience plus haute, l’expérience spirituelle qui est avant tout relation, avec l’autre dans son humanité, et avec le Créateur en tant qu’il se révèle à moi et que je réponds à son amour. C’est ainsi que chez Proust la vie finit par être subordonnée à l’œuvre et que le projet initial de la Recherche, en trois tomes, se voit alourdi de pages certes magnifiques, mais secondes dans l’ordre de l’intention première, avec Sodome et Gomorrhe et les deux tomes consacrés à la relation avec Albertine. C’est que, selon le narrateur, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature ». On pourrait épiloguer sur cette forme d’ambition qui n’est peut-être qu’une tentative prométhéenne et narcissique de se créer sa propre Écriture, forme d’hommage quelque peu biaisé à aux Écritures, oubliant que le chrétien n’est jamais dans un rapport binaire à la Bible : la relation est au contraire ternaire, puisqu’elle inclut la vie de Jésus, accomplissement de l’Écriture, et c’est dans cette double lumière que ma vie peut être éclairée et venir en retour éclairer ma compréhension du Christ et de l’Écriture.
Ce détour littéraire et scripturaire nous ramène bel et bien à notre sujet. En effet, il apparaît que lorsque l’œuvre esthétique est directement subordonnée à l’expérience spirituelle, dans le cadre liturgique, lorsqu’elle ne vaut pas pour elle-même, son statut et sa forme s’en trouvent profondément transformés. Précisément, elle ne doit pas faire écran, mais orienter vers l’expérience spirituelle, comme les églises sont orientées vers le lever du soleil, figure du Christ vainqueur de la mort, afin que celui qui la contemple n’en reste pas à une perception, au sens étymologique de l’esthétique, mais entre dans une relation.
L’art liturgique vise ainsi à rendre les lieux habités et à soutenir la prière, la contemplation des fidèles, dans la liturgie aussi bien que dans des temps de prière et d’adoration. Cette mission est grande et ambitieuse, et en même temps paradoxale : l’objet artistique dans sa dimension liturgique n’est pas fait pour être lui-même contemplé dans une expérience finie ou suffisante, il est d’autant plus beau qu’il laisse la place à une rencontre qu’il renonce à porter en lui-même. Tandis qu’une Annonciation classique se suffit en quelque sorte à elle-même, même si elle peut ouvrir sur une véritable contemplation spirituelle, l’art proprement liturgique doit orienter vers l’invisible.
Ou du moins, il doit se soumettre à une contemplation bien concrète mais qui à certains égards en est l’opposé ou la négation : Dieu, dans la foi catholique, n’est pas invisible, non seulement parce qu’il s’est manifesté dans le Christ, qu’il est présent en tout homme, mais parce que précisément dans le cadre liturgique, il se livre encore et se donne à voir sous la forme la plus simple et la plus dépouillée qui soit, celle de l’hostie consacrée. Ce morceau de pain diaphane constitue la limite et le dépassement de toute expérience proprement esthétique.
Si dans l’art nous cherchons l’expression d’une facette nouvelle de notre humanité et de notre expérience possible du monde, quelle qu’elle soit, afin de pouvoir rencontrer à travers une œuvre quelque chose de ce que nous sommes ou pouvons être, alors l’adoration eucharistique en constitue le couronnement, car la contemplation de l’hostie consacrée est la rencontre avec le Fils incarné et livré : c’est une expérience dépouillée pour les sens comme pour l’intelligence, mais elle représente un lieu où chaque personne est d’autant plus engagée, cœur, corps et esprit, tout en représentation l’attente d’une consommation où se joue le don définitif. N’est-ce pas là au fond ce qui nourrit l’expérience créatrice et esthétique, cette capacité à nous découvrir nous-mêmes en notre humanité, à la fois belle et blessée, à la fois sensible et rationnelle, à exprimer notre histoire, nos émotions, nos expériences, nos visions du monde ? Tout cela est assumé et exhaussé (osera-t-on « exaucé » ?) dans l’adoration eucharistique, rencontre sensible de deux personnes qui se communiquent l’une à l’autre, pour se donner et se recevoir en vérité, dans le regard sensible et la contemplation intérieure. Plus encore, c’est la rencontre d’une personne humaine qui cherche à se ressaisir et se donner de toute sa personne, qui rencontre un Dieu personnel dans la plénitude de trois Personnes, dans une contemplation qui doit en définitive ouvrir sur une rencontre à la fois spirituelle et charnelle, ou véritablement spirituelle et personnelle parce que charnelle.
Le retour de l’importance accordée à l’adoration a pour conséquence d’appeler à un art dont l’achèvement est un effacement. Quelque chose naît, se développe, dont l’expression est à la fois indécise et diverse, mais tend à écarter toute figuration trop précise qui arrêterait le regard et la contemplation. Ce que les Annonciations italiennes s’efforçaient de figurer avec tout le paradoxe de la représentation de ce qui est invisible, ou plus exactement de la façon dont l’invisible se rend visible et l’infini, fini, tout cela se joue non pas dans l’extériorité de la toile, quand bien même elle fait entrer dans cette contemplation singulière, mais dans l’intériorité de la relation entre Dieu qui se donne et le fidèle qui se présente à lui pour se recevoir de lui – l’art se faisant désormais accompagnateur et humble médiateur, sans prétention de dire le monde ou de le faire voir lui-même.
L’art dit « contemporain », une fois écartées les démarches douteuses ou mensongères, parfois malheureusement amplifiées par la machine médiatique, mais qui sont loin d’en représenter l’essentiel, est multiforme, obscur, et peut témoigner d’un rapport au monde angoissé, désabusé, désaxé qui met naturellement mal à l’aise ou suscite des interrogations sans réponse. Sans doute, pourtant, ne saurait-on plus le mettre en accusation qu’il ne faut critiquer le miroir stendhalien qui passe le long d’une route et peut aussi bien refléter le ciel que la boue du chemin. Le XXe siècle a poussé à leur extrême des interrogations qui dépassent l’art en tant que tel et qui ont fait éclater des cadres plus ou moins stables, particulièrement en peinture, tant celle-ci par son art de la composition, le choix du cadrage, pouvait signifier en plus de montrer. Nous avons affaire à un monde éclaté et désorienté, c’est un fait, et l’art lui-même se retrouve divisé en tendances parallèles et extérieures les unes aux autres.
Mais une lumière peut surgir à nouveau dans un élan spirituel qui touche les cœurs à défaut de déployer des synthèses théologiques nouvelles qui font encore défaut, et le feront sans doute encore longtemps, tant les précédentes étaient le résultat de longs siècles de méditation et de décantation. Une nouvelle approche spirituelle s’exprime ainsi aujourd’hui par le biais de l’expérience et de la sensibilité, plus que par un travail de la raison déployé dans l’espace d’un tableau. Tout comme les Annonciations de la Renaissance italienne ont pu avoir vocation à porter la prière et la liturgie en tant que tableaux d’autel, ainsi cet art peut-il suggérer à nouveau quelque chose sur ce que nous sommes, ou sommes appelés à être, en se replaçant avec bonheur au cœur de la vie chrétienne, dans l’Eucharistie qui en est la source et le sommet.
[1] Article paru dans La Croix, le 11 janvier 2013.
[2] Lettre de Henri Bergson à Henri Massis, citée dans Henri Massis, D’André Gide à Marcel Proust, Paris, 1938, p. 381, n. 80.
[3] Cité par Floris Delattre, « Bergson et Proust : accords et dissonances », Les Études bergsoniennes, I, 1948, p. 126.