Les Alternatives Catholiques

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Atelier de formation | Laboratoire d'action – Café & Coworking "Le Simone" à Lyon

A la rencontre du pape François

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Publié le 5 mars 2016 Aucun commentaire

 

Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. »

Marc, 10, 42-43

     

           Mardi 1er mars, j’ai eu le privilège de faire partie d’une délégation d’une trentaine de représentants très divers du « christianisme social » français invitée à rencontrer le pape François. Les initiateurs de cet événement étaient les Poissons roses, courant qui tente de faire bouger les lignes à l’intérieur du Parti Socialiste. Parmi les personnes présentes, on comptait aussi trois députés, engagés dans le cercle de réflexion Esprit Civique. Il y avait également quelques cadres des Semaines Sociales de France.

La première chose que je retiens de cette visite exceptionnelle est qu’elle fut une aventure collective. Nous nous sommes retrouvés, quelques heures avant le rendez-vous, dans le centre de Rome, où j’ai fait la connaissance d’Italiens engagés à la tête de divers mouvements personnalistes. L’ambiance était très fraternelle. A cette occasion, l’un des fondateurs d’Esprit Civique s’est exclamé : « En fait, ce qu’il faut qu’on fasse, c’est fonder une Internationale Personnaliste ! Au moins au niveau européen ! » L’idée mériterait certainement d’être creusée. Dans tous les cas, nos amis d’Italie seraient ravis de venir à Lyon pour découvrir le Simone, le café culturel que notre association ouvrira au mois d’avril. Avant notre départ en direction du Vatican, Philippe de Roux, instigateur de la rencontre, a demandé à l’un de ses amis, un religieux chilien, de nous exposer les traits saillants du style de gouvernement du pape François. Celui-ci souligna avec justesse que François nous faisait redécouvrir le « plaisir spirituel d’être un peuple ». Est-ce que je crois en une vocation particulière du chrétien dans la cité ou est-ce que je considère mon attachement au Christ comme une opinion parmi d’autres ? Est-ce que je prends au sérieux la Doctrine Sociale de l’Eglise, dans l’ensemble de ses dimensions (bien commun, destination universelle des biens, subsidiarité…) ou est-ce que je me plie aux prescriptions en vigueur dans la société, invoquant habilement, quand cela devient vraiment insupportable, l’impuissance et « l’ordre des choses » ? Autant de questions que nous ne pouvons plus ne pas nous poser et c’est pourquoi les années qui viennent seront décisives.

Le pape nous a reçus durant une heure trente, ce qui est beaucoup au regard des trente minutes initialement prévues. Une fois arrivé dans la salle, au rez-de-chaussée de la maison Sainte-Marthe où la rencontre avait lieu, François a pris le temps de faire le tour de notre petite assemblée, serrant la main et regardant chacun droit dans les yeux. Aux responsables de notre délégation qui lui présentaient les motifs de notre sollicitation et affirmaient être venus à lui afin de puiser une inspiration, le pape a manifesté beaucoup d’attention. Il se dégage de sa présence à la fois beaucoup d’énergie, de volonté et de calme.

Je ne veux pas récapituler point par point tous ses propos. A mes yeux, cela n’aurait pas de sens. Il ne faut pas céder à la tentation du compte rendu lisse et prétendument objectif. Mon but est de transmettre un peu de l’éclat d’une expérience unique, vécue subjectivement, tout en restant fidèle à l’esprit des paroles entendues. Le pape ne nous a pas reçus pour que nous repartions pénétrés de l’orgueil d’avoir tiré de cette rencontre un programme politique en bonne et due forme. Si je devais caractériser cette entrevue, le mot d’« événement » me viendrait à l’esprit. Tout événement comporte une part d’imprévu ; ce n’est pas le déroulement d’un plan convenu. Dans nos échanges avec François, place était laissée à cette part d’imprévu, si rare dans les sphères de pouvoir où presque rien n’est abandonné au hasard. Au fil de la conversation, des questions surgissaient et le pape y répondaient, rappelant qu’il ne s’agissait pas pour lui de communiquer un savoir mais plutôt de cerner, depuis sa position particulière, les problèmes politiques que nous lui soumettions.

On a la certitude, en l’écoutant, que François est une conscience libre travaillée en profondeur par le souci de la justice et du bien commun. On devine que cette liberté est éclairée par une intense recherche de la vérité et par une foi en un Dieu de bonté et de miséricorde. Ses paroles ne sont pas celles d’un idéologue qui chercherait à nous convaincre qu’il possède toutes les solutions aux maux du monde ; elles permettent plutôt de prendre la mesure de nos propres servitudes intérieures, de remettre en question nos postures, de comprendre que, sans l’amour, notre lucidité et nos révoltes politiques sont condamnées à ne rien produire de durable et de fécond. La parole de François n’est jamais inconsistante, souvent tranchante, toujours émancipatrice. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle s’enracine au-delà de lui-même et que ses combats n’ont d’autre ressort que la volonté de chercher et d’emprunter, en n’importe quelle circonstance, le meilleur chemin. Il ne transforme pas son charisme en instrument de contrainte ou de persuasion, mais il l’utilise comme un moyen pour indiquer les voies qui nous détournent de l’enfermement stérile en nous-mêmes et qui nous offrent le désir de s’engager et d’agir. Son message nous invite à ne pas demeurer dans l’écoute passive ; il est tout entier appel à mettre en œuvre. Quand François s’exprime sur les choses politiques, on sent que sa parole n’est pas de l’ordre du procédé rhétorique ; au contraire, elle émane de tout son être. Voici le récit personnel de trois moments particulièrement forts de nos échanges.

Dès le début de l’entretien, François a avancé un terme qui lui est cher : celui de « périphérie ». Cette notion comporte plusieurs dimensions : sociale et politique, spirituelle, intellectuelle. Le pape ne cesse de le répéter : il faut se décentrer, il faut sortir de soi. Mais aller aux marges, à la rencontre de ceux qui n’apparaissent pas ou peu dans l’espace médiatique, se rendre attentif à eux, cela suppose une capacité de recueillement et une forme de puissance intérieure ; cela nécessite de plonger au fond de soi-même. Par la pensée, il est également possible de se projeter dans l’esprit de personnes nourries par des représentations différentes des nôtres. Le pape met fortement l’accent sur cette faculté de projection. Pour comprendre l’attitude de l’homme de foi, par exemple, il est possible de se placer du point de vue de l’athée. Sortir de son confort intérieur et bâtir réellement les conditions d’une ouverture véritable et non pas factice ou superficielle à autrui sont deux mouvements d’une seule et même attitude : l’attitude évangélique.

Un autre moment de la conversation a été l’occasion, pour François, de développer sa conception de la politique. Le pape a rappelé les mots du pape Paul VI : « La politique est l’une des formes les plus élevées de la charité ». Bien comprise, convenablement exercée, la tâche politique est service. Le pape se défend de toute naïveté : il sait à quel point l’exercice du pouvoir est délicat et périlleux. D’une part, les tentations sont multiples et dangereuses : le goût des mondanités, le narcissisme, la corruption… Autant de pièges inhérents à l’action politique. D’autre part, la politique est par excellence l’art de concilier des intérêts et des positions contradictoires. En cela, elle dépend de la faculté à nouer des compromis. Le pape insiste sur l’assise morale que se doivent de posséder les femmes et les hommes politiques. Il est de leur responsabilité de déceler « les idéologies colonisatrices » quand celles-ci menacent de les séduire. Il y a une noblesse évidente de l’action politique. Ses exigences sont extrêmement élevées ; assumer une charge dans ce champ si particulier de la vie humaine demande de se hisser à leur niveau.

Au sujet de la laïcité, par exemple, la vision que le pape propose aux gouvernants est remarquablement équilibrée. S’il est absolument indispensable pour un Etat moderne d’être laïc, cette séparation entre l’Eglise et l’Etat ne doit pas dégénérer en rejet dogmatique de la religion. On ne peut refuser à chacun l’accès à une forme de transcendance sans laquelle l’existence se trouve amputée de son sens. Identifier la religion à un obscurantisme, c’est se condamner à ne plus la comprendre. Il y a une forte implication sociale de la religion : quand l’autre n’est plus mon frère mais simplement celui qui cohabite dans un même espace géographique, il m’apparaît rapidement comme une source de nuisance, de concurrence ou de perte de liberté.

Faire de la politique, n’est-ce pas aussi combattre, c’est-à-dire accepter de reconnaître qu’on a des ennemis, savoir les identifier, s’opposer à eux avec des moyens appropriés ? La réaction à cette question mobilisa le pape durant une dizaine de minutes. Ce fut pour moi le troisième moment marquant de cette rencontre. Pour caractériser la situation du monde, il n’hésita pas à employer l’expression très forte de « troisième guerre mondiale ». Quelle est cette guerre ? Pour le pape, nous faisons face à une multiplication de conflits qui, additionnés, menacent de dériver en guerre globale. L’ennemi, c’est d’une part le « consumérisme » et son corollaire, la « culture du déchet », qui manifeste une « dépendance pire que la drogue » à quantité d’objets et de besoins superflus. Mais cet ennemi n’est que la conséquence d’un système économique et financier qui a incrusté « l’idolâtrie de l’argent » au cœur des mécanismes de nos cités. La soif d’accumulation de richesses et l’avidité sans limite ne sont pas nouvelles sous le soleil, mais notre époque a ceci de particulier qu’elle a institué ces penchants humains en véritable règle de fonctionnement systémique. Nos modes de vie et de production compromettent jusqu’à la viabilité de la « maison commune » dont parle François dans sa dernière encyclique, Laudato Si. L’argent n’est certes pas mauvais en soi, insiste le pape, mais réfléchir collectivement à la possibilité de lui faire servir le bien commun est une tâche prioritaire. On se souvient ici de quelques passages implacables de l’encyclique : « Les pouvoirs économiques continuent de justifier le système mondial actuel où priment une spéculation et une recherche de revenu financier. » « Certains croupissent dans une misère dégradante (…), d’autres font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité. »

Le pape François est reparti en toute simplicité, comme il est venu, après avoir reçu avec bienveillance les différentes marques de gratitude manifestées à son égard. Il bénit notre action et prit le temps de nous saluer un à un. En sortant de la maison Sainte-Marthe, l’air vif de Rome me remet en mémoire les mots mystérieux et entraînants du grand poète et penseur que j’aime tant, Pier Paolo Pasolini : « L’Église pourrait être le guide, grandiose mais non autoritaire, de tous ceux qui refusent (c’est un marxiste qui parle) le nouveau pouvoir de la consommation, (…) totalitaire, violent, faussement tolérant. »

J’ai le sentiment d’avoir eu la chance de puiser en la présence du pape François une inspiration d’un genre unique. Que grâce nous soit donnée d’entendre son appel et de devenir les serviteurs de justice dont notre époque a besoin. C’est la mission la plus difficile et la plus urgente.

 

 

Foucauld Giuliani

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