Plus quโun mois dโhiver, on tient le bon bout. Janvier sโรฉloigne.
On nous lโa serinรฉ tout au long de ce mois austรจreย : les jours les plus maussades, les plus dรฉprimants de lโannรฉe โ le fameux ยซย Blue Mondayย ยป – prennent place en deuxiรจme quinzaine de janvier. Les fรชtes sont finies et lโhiver, lui, est bien lร . Le travail a repris ses droits, plus que jamais, et rien ร lโhorizon. Rien quโun printemps qui, pour le citadin affairรฉ, ne signifie pas grand-chose, sauf peut-รชtre un peu de lumiรจre du jour ร lโheure de sโengouffrer ou de jaillir du mรฉtro. Quant aux vacances, cโest dans six mois.
Voilร ce que cโest que dโavoir dรฉplumรฉ ร lโextrรชme les vieux calendriers qui savaient rythmer lโannรฉe de fรชtes. Mais la Chandeleur a bien perdu son rang, on ne peut plus compter sur elle pour nous mettre en joie, et le calendrier Officiel Moderne ne reconnaรฎt plus quโune vรฉritable fรชteย : le passage ร la nouvelle annรฉe. Qui, par malchance, est positionnรฉ juste aprรจs Noรซl, ce qui fait que nous voilร bien avancรฉsย : lโhiver ร peine entamรฉ, nous nous retrouvons abandonnรฉs dans le noir.
On nโy peut rienย : la nouvelle annรฉe dรฉbute le premier janvier. Cโest Charles Neuf qui lโa dรฉcidรฉ une fois pour toutes. Ce choix dโune date extรฉrieure aux grandes fรชtes chrรฉtiennes symboliserait la volontรฉ dโun ยซย temps du roiย ยป indรฉpendant de lโEgliseโฆ cโest-ร -dire, en pleines guerres de Religion, au-dessus des partis.
Une chose est sรปreย : ce rite officiel se porte bien, merci, et sโil sโagit toujours dโaffirmer la supรฉrioritรฉ de ce monde-ci sur dโautres, encore bien mieux.
Uniformisationย : dโun bout de la planรจte ร lโautre, on cรฉlรจbre le Nouvel An du calendrier grรฉgorien, chrรฉtien, mais surtout occidental. Celui quโon retouche selon les critรจres de business โ ainsi les Samoa ont-elles dรฉcidรฉ, en 2011, de sauter de lโautre cรดtรฉ de la ligne de changement de date pour รชtre plus en phase avec lโAustralie et la Nouvelle-Zรฉlande, leurs partenaires รฉconomiques privilรฉgiรฉs.
Une onde de bouchons de champagne et de flashs parcourt alors le globe. Dโun bout ร lโautre de la planรจte, au sens propre, les Etats, les puissances de notre siรจcle, se mettent en scรจne ร lโidentique. Le Web crรฉpite de photos, immรฉdiatement mises en ligne, qui se ressemblent toutes, de Paris ร Sydney, de Seattle ร Shanghai. Hauts immeubles, son et lumiรจre, jets dโeau, la recette nโa pas variรฉ depuis Louis XIV. Alors dรฉjร , le pouvoir se glorifiait ร la face de son peuple ร coups de feux dโartifice.
Car telle semble รชtre la vรฉritable vocation de cette fรชte officielle et imposรฉe. Cโest ร qui jettera au monde les plus puissants projecteurs sur les plus hauts buildings, phalliques centres du nouveau pouvoir. Lโespace de quelques instants, les peuples insatisfaits communient, perche ร selfie en main, ร lโivresse de puissance de leurs maรฎtres, tous si fiers de brandir au monde leur fiรจre skyline.
โฆ Ivresse qui se dissipe comme le bouquet final, dans un dernier coup de tonnerre, et alors quel videย !
Quelle tristesse en vรฉritรฉ, que cette nouvelle annรฉe. Quโavons-nous ร fรชterย ? Rien du toutย !
Depuis dรฉjร quelques annรฉes, ยซย criseย ยป oblige, lโus de souhaiter la bonne annรฉe est raillรฉ, tournรฉ en dรฉrision. La pratique des vลux pรฉricliteย ; nul nโy croit plus. Ne prenez plus de rรฉsolutions, รงa ne servira ร rien (le message est clairย : vous voulez que tout change, mais sachez-le dโavance, rien ne changera jamais, รชtres faiblesย !) Bonne annรฉe ร qui sera peut-รชtre fauchรฉ par le cancer, un terroriste, ou jetรฉ ร la rue par la misรจreย ? La nouvelle annรฉe comme nouveau dรฉpart, quand nous nโavons plus prise sur rien, que notre destin nous รฉchappeย ?
Et surtout, un nouveau dรฉpart vers quoiย ? Vers quoi un tour de plus au compteur calendaire pourrait-il donc marquer un pasย ? Notre dรฉcompte des ans substituait, au temps cyclique des vieilles civilisations agraires, un temps linรฉaire, un temps qui marche, un temps qui va. Il sโรฉloignait de la naissance du Christ et cheminait vers un butย : la fin des Temps, non pas cataclysme, mais accomplissement. Puis, il galopa vers le Progrรจs, nouvelle divinitรฉ, sa croissance sagement inรฉluctable et linรฉaire. Alors, la nouvelle annรฉe promettait invariablement dโรชtre ยซย plusย ยป que lโautreย : plus riche, plus libรฉrรฉe du passรฉ, plus emplie dโinventions fabuleuses.
Et voilร quโelle ne mรจne plus ร rien. Nos dirigeants ยซย pragmatiquesย ยป communient dans lโanxiogรจneย : austรฉritรฉ, guerre, crise, sang, larmes, en martelant quโร lโinstar de lโรฉtat dโurgence, tout ceci sera pรฉriodiquement reconduit de proche en proche ร lโinfini, car il ne saurait รชtre question dโenvisager, mรชme ร trรจs long terme, une sortie de tunnel. Dans cet enfer, festoyez quand mรชmeย ! Aprรจs Manuel Valls, nos festivitรฉs urbaines le clamentย : ยซย vivez, cโest-ร -dire consommezย ยป. Cโest tout.
Ni cyclique, ni linรฉaire, le temps semble dรฉsormais figรฉ dans cette molle fin de lโHistoire quโest lโavรจnement du marchรฉ mondial. Comme perspective eschatologique, la sortie dโun nouveau smartphone. Ce monde-ci est paraรฎt-il la libertรฉย : ainsi, pour la dรฉfendre et la chรฉrir, devons-nous apprendre ร ne rien espรฉrer dโautre. Notre temps prend un soin extrรชme ร traquer et ร tuer, partout, toute autre attente, toute espรฉrance.
Ainsi, le dรฉsir dโun renouveau, dโune renaissance de la Vie que symbolise, mรชme au cลur de lโhiver, la fรชte du jour de lโAn sโest-elle entiรจrement vidรฉe de sa substance.
Que nous nous prรชtions toujours au rite prouve que nous ne marchons pas. Nous espรฉrons toujours que cette fois-ci sera la bonneย ; que cette annรฉe, promis jurรฉ, on rรฉussira, on construira, on reprendra son destin en mains. Ce mouvement est inscrit dans nos cลurs comme la germination dans celui de la graine. Rien quโร cause de cela, il ne faut pas renoncer, sauf peut-รชtre, quand mรชme, aux ridicules perches ร selfie.