Notre désormais célèbre équipée au monastère de la Tourette, pour y découvrir conjointement l’architecture de Le Corbusier et quelques œuvres d’Anish Kapoor, a ravivé d’éternels débats entre défenseurs, contempteurs et témoins sceptiques ou indifférents de « l’art contemporain », cette hydre invincible qui semble porter en elle tout le poids d’espoir ou (le plus souvent) de rejet des évolutions de notre civilisation (rien de moins). Plutôt que d’essayer de justifier l’un ou l’autre de ces points de vue, j’aimerais prendre un peu de temps, dans une mini-série de trois articles, pour réfléchir à ce qui se joue dans l’expérience esthétique – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit toujours, au bout du compte.
Écartons d’emblée quelques faux problèmes sur l’art dit « contemporain » :
l’art d’aujourd’hui est aussi intéressant que l’était celui du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Il y a autant de bons artistes à présent qu’il y en avait dans le passé, simplement nous sommes aujourd’hui submergés de noms d’artistes. Mais c’est tout à fait normal, car si vous regardez le Salon de Diderot, vous verrez le nombre d’artistes, d’une médiocrité absolue, dont on ne sait plus rien maintenant. L’art contemporain est donc aussi intéressant que l’ancien, et il n’y a pas de continuité entre les deux.
Merci Daniel [1] ! Ah, pardon, tu n’as pas fini ?
La contemporanéité n’est pas la simultanéité, qui définit deux choses se passant en même temps. Pour qu’il y ait contemporanéité, il faut qu’il y ait interaction entre ces deux choses. Je veux dire que dans l’art contemporain, tout n’est pas contemporain, et pour qu’il y ait contemporanéité, il faut qu’il y ait partage des temps entre l’œuvre et ceux qui la regardent. L’œuvre du XVe siècle est donc ma contemporaine puisque aujourd’hui je la regarde. Et certaines œuvres d’aujourd’hui sont mes contemporaines parce que je les regarde. Celles que je ne regarde pas ne sont pas mes contemporaines. [2]
En bref : on regarde ce qu’on veut et si nul n’est censé ignorer l’art, personne n’est contraint d’être enfermé dans une pièce à se regarder en chiens de céramique avec l’urinoir de Duchamp, ou à subir le regard angoissant d’un tableau recouvert de formes vagues ou criardes sans logique apparente, indubitable et insupportable atteinte au bon goût et au savoir-vivre. Il y a de tout pour tout le monde, avant que le cours des années ne fasse disparaître, ne maintienne ou ne fasse émerger certains auteurs ou certaines œuvres, qui continueront sans aucun doute à déplaire à nombre de nos successeurs.
Heureusement que nous sommes libres, diront certains, mais tout de même, quelle perte de temps et d’énergie (voire d’argent, quand on voit les prix mirobolants de certaines œuvres à peine légitimées par le passage des années, et un investissement public dans la création qui fait parfois hurler le contribuable), et quel oubli du talent, de la grandeur, du génie des Anciens ! Tout cela n’était-il pas beau, et tout ceci n’est-il pas informe, laid, provocateur ?
Voilà la brûlante interrogation à laquelle nous essaierons de répondre dans ces trois articles en proposant quelques pistes de réflexion, à défaut peut-être de grandes conclusions décisives.
C’était mieux avant ?
Il est aussi facile d’idéaliser le passé que d’en dénoncer la nécessaire arriération (les emplois de l’adjectif « moyenâgeux » valent généralement le détour, à l’instar de ce « système électrique moyenâgeux » ou autres aberrations tout aussi réjouissantes).
Je ne sais pas si c’était toujours mieux avant, mais c’était assurément très différent de ce que de mauvais défenseurs de la grandeur des choses passées prétendent. Sans même parler de tous les artistes médiocres justement oubliés, sans talent ou bien simples imitateurs, jusqu’à la nausée, de modèles bien plus enthousiasmants, les grandes œuvres des siècles passés étaient-elles donc si simples, si évidentes, si naturelles ? Alors oui, bien sûr, quelle émotion peut-on ne pas ressentir devant une Annonciation plutôt bien composée, un ange lumineux, une Vierge Marie tout en retenue, un décor lumineux, tantôt simple, tantôt somptueux ? Mais est-ce là le tout de ce que les peintres avaient à dire, ont cherché à montrer ? Ne regarde-t-on tous ces tableaux que pour l’arc-en-ciel des ailes de l’ange et la finesse des visages ? L’adolescent que j’étais, visitant le Musée des Offices avec un regard encore peu éduqué, a ressenti une légère indigestion de tant d’Annonciations juxtaposées et globalement assez semblables dans leur sujet et leur traitement, même si la réalisation en était manifestement le plus souvent remarquable. C’est qu’il y a plus à voir qu’un simple thème ou motif, et l’excès du même peut devenir manque, si l’on comprend ce que l’on voit et apprécie la singularité de chaque tableau (même s’il y en avait quand même beaucoup, à Florence).
Par ailleurs, et de façon désormais assez banalement reconnue, ce que nous admirons n’a-t-il pas aussi surpris, décontenancé voire choqué par sa nouveauté ? Les derniers siècles en ont été l’illustration constante, à coups de salons officiels et de salons des refusés, et l’on se pâme tranquillement devant Le Radeau de la Méduse ou Le Déjeuner sur l’herbe comme des tableaux incontournables et en même temps familiers, sans plus trop se soucier du rejet qu’ils ont pu susciter. Heureusement qu’il reste une Origine du monde pour préserver quelques débats animés sur l’art d’avant le « cataclysme » et son possible caractère scandaleux.
En réalité, peut-être ne sait-on pas, tout simplement, regarder les œuvres dans leur véritable richesse et leur complexité : même pour les Annonciations, ou pour telle illustration d’un épisode biblique ou historique, ou encore pour tel portrait, il n’est pas certain que nous sachions bien y reconnaître à la fois tout le talent et toute la pensée que le peintre y a mis. C’est l’indépassable mérite des historiens de l’art, parmi lesquels Daniel Arasse, de façon à la fois virtuose et remarquablement accessible, que de faire apparaître tout ce qu’un tableau engage de travail de conception et de représentation, au-delà du choix de thèmes parfois tout à fait éculés. Si ces Annonciations du Quattrocento nous touchent, est-ce pour le seul choix de leur sujet, ou encore pour le traitement relativement élégant et travaillé de celles que nous avons gardées, qui présentent plutôt bien, ou bien est-ce parce qu’en chacune, en tout cas chez les plus grands, il se joue bien plus que le face-à-face codifié, disons standardisé, entre deux figures familières ?
Dans combien de tableaux avons-nous su remarquer que, précisément, l’ange Gabriel et Marie ne se voyaient pas, séparés par une colonne tellement centrale et visible que nous n’y prêtons plus attention ? Dans combien de tableaux avons-nous cherché à établir le plan du bâtiment dans lequel se trouve Marie, pour en constater l’étrangeté, l’impossibilité ou la subtilité, assumées par le peintre, et en tirer des conclusions aussi bien pragmatiques que théologiques ?
De fait, telle annonciation de Fra Angelico au couvent Saint-Marc adapte son architecture à celle du tournant de couloir près de laquelle elle se trouve, s’adaptant au regard de celui qui passe devant elle, tandis que dans telle autre, conservée à Cortone, l’architecture est coupée de façon très précise par le cadrage pour exprimer la manifestation de la Trinité dans le monde : le bâtiment est un carré de trois arcades de côté, mais le tableau dissimule la troisième sur le côté qui nous fait face, et il faut un regard plus attentif pour reconstruire et restituer la partie manquante, derrière le siège de Marie. Et que dire du point de fuite qui oriente, au bord même du tableau, vers la chute d’Adam et Ève, qui trouvent enfin dans l’annonce de l’Ange l’occasion d’un relèvement ? Est-ce une évidence, que ce détail un peu naïf et pas très réaliste, mais qu’on pardonnerait volontiers à un tel génie, comme si quoi que ce soit du reste de la scène était « réaliste » et représentait la maison de Marie à Nazareth aux alentours de l’an 1 ? Et pourtant, comme le montre remarquablement Daniel Arasse, un imitateur du maître – sans doute même un ami – dans un tableau conservé au Prado reprenant tout à fait la manière de Fra Angelico, n’a pas compris le statut de ce détail, et il représente Adam et Ève, dans la même zone du tableau, en train de piétiner de façon incompréhensible les fleurs du jardin clos de Marie, image de sa pureté. Un petit détail change et la cohérence théologique du tableau laisse la place à une triviale absurdité.
Allons, est-il bien sûr que nous savons apprécier ces Annonciations en tant que tableaux profondément réfléchis et construits, architecturalement et théologiquement, et non comme simples illustrations thématiques d’événements qui nous touchent (ou touchaient ceux à qui elles étaient destinées), et plus ou moins soigneusement réalisées ? Sans doute garde-t-on quelque part dans un coin de la tête que l’art doit quand même avoir une certaine référentialité, montrer quelque chose du monde, mais c’est souvent au prix d’un terrible aplatissement de ce que la peinture, cette cosa mentale, pour reprendre l’expression de Léonard de Vinci, porte en elle. On voudrait un art à peu près réaliste, éventuellement gentiment symbolique ou allégorique, afin de pouvoir intégrer ces périodes un peu naïves où l’on n’avait pas développé la perspective et le certificat de réalisme que l’on croit pouvoir y attacher. Et pourtant, comme le montre magistralement Daniel Arasse, le choix de la perspective (ou plutôt d’un type de perspective parmi d’autres, la perspective centrée monofocale) n’a rien d’évident, et ne vise clairement pas au « réalisme » : que viendraient faire ces palais dans un village de Galilée du temps d’Hérode ? Et puis d’ailleurs sait-on vraiment à quoi ressemble un ange ?
Faut-il le rappeler ? « Il n’y a pas d’art pour l’art, […] il n’y a pas une histoire séparée de l’art. Il y a une histoire spécifique, singulière de l’art, mais l’art est fort dans la mesure où il est intégré à sa société, où il répond à des besoins, des demandes, des attentes, des espoirs » [3]. L’apparition de la perspective et le caractère relatif qu’elle prend très vite, laissant la place par exemple au maniérisme, sont liés à des motifs aussi bien esthétiques que théologiques et politiques. Du reste, beaucoup de peintres qui introduisent la perspective dans leurs tableaux le font d’une façon plus suggestive que véritablement réaliste, les apparentes erreurs ou distorsions étant aussi nombreuses qu’expressives de ce qu’ils cherchent à faire voir – ou précisément de la façon dont ils cherchent à faire voir ce qui justement ne peut être représenté, dans le cas d’un mystère aussi fondamental que celui de l’Annonciation. La perspective dans les Annonciations ne vaut souvent que pour les ruptures à la fois violentes et discrètes que les peintres lui font subir, ou pour ce qu’elle contribue à cacher : ces deux aspects se retrouvent, par exemple, dans l’Annonciation de Piero della Francesca, à Pérouse, où la plaque de marbre figurant le Christ, au centre, échappe à la perspective, car peinte comme si elle se trouvait très proche, tandis que l’ange et Marie se retrouvent, malgré ce qui apparaît au premier regard, de part et d’autre d’une colonne qui est également une figure classique du Christ, de la présence de Dieu dans le monde qui devance même la venue de l’ange. « Ce genre d’œuvre, confie Daniel Arasse, me bouleverse d’intelligence, avec en plus, bien sûr, la beauté, mais l’intelligence de la peinture mérite réflexion » [4].
La perspective vaut en fin de compte pour le cadrage qu’elle présuppose : le cadre « est une fenêtre à partir de laquelle on peut contempler l’histoire, et non pas regarder le monde » [5]. Ce n’est pas pour chercher à « faire réaliste » que l’on introduit la perspective, c’est pour montrer comment le regard mesure le monde, comment selon la phrase de Protagoras « l’homme est la mesure de toute chose ». C’est aussi, du même mouvement, pour proposer un cadrage qui permet de faire apparaître précisément ce que le peintre choisit de représenter ou de signifier : rien n’est subi, tout est maîtrisé et mis en scène.
Tout cela est bel et bon, me direz-vous peut-être, mais n’y a-t-il pas, tout de même, un lien particulier entre la perspective et la peinture européenne, jusqu’à l’arrivée du cubisme ? Et l’art dit contemporain ne marque-t-il pas, à bien y réfléchir, une véritable rupture, pour le meilleur ou pour le pire ? C’est une question très légitime, sur laquelle il va falloir s’attarder dans le deuxième article.
[1] Daniel Arasse, Histoires de peintures, Folio Essais, 2004, p. 332-333.
[2] Ibid., p. 337.
[3] Ibid., p. 159.
[4] Ibid., p. 83.
[5] Ibid., p. 84.