Un paradoxe frappant de notre sociรฉtรฉ peut sโรฉnoncer de la faรงon suivante : terriblement lasse dโelle-mรชme, elle est cependant incapable de croire en sa transformation profonde. Dรจs lors, il nโest pas รฉtonnant quโelle rรฉagisse ร la menace terroriste de deux faรงons contradictoires. La lassitude quโelle ressent envers elle-mรชme la conduit ร trouver dans cette menace un motif pour se divertir ; lโincapacitรฉ de croire en quelque chose de diffรฉrent et lโassรจchement complet de lโimagination politique la conduisent, quant ร eux, ร se persuader de sa valeur, ร รฉvacuer le doute qui lโempoisonne et ร se dรฉclarer prรชte ร tout pour se dรฉfendre. Qui pourrait nier que les attentats sont, pour nos responsables orphelins de toute transcendance politique ร offrir aux acerbes รฉlecteurs, une occasion de voir leur lรฉgitimitรฉ populaire embellie dโune nouvelle jeunesse ? Les voici investis dโune mission claire et nette : combattre le terrorisme.
Que les choses soient claires. Je ne dis pas que les attentats rendent quiconque heureux, ni quโils font les affaires de tel ou tel. Ce qui mโinterpelle, cโest la faรงon dont les effets du drame sont recyclรฉs par la machine ร passions quโest la sociรฉtรฉ pour sโassurer de sa consistance et pour ouvrir une nouvelle page de son histoire.
Franรงois Hollande nโaurait jamais pensรฉ quโil dรฉciderait, un jour, dโassumer la posture du chef de guerre et de prendre lโaccent martial et solennel qui doit lโaccompagner. Frรฉdรฉric Lefebvre, lโun des cadors de lโUMP, ignorait quโil รฉtait un poรจte en puissance, mรชme dans ses rรชves les plus fous. A lโannonce des attentats, le voilร qui se lรจve dans la nuit, saisi dโune fiรจvre inconnueโฆ La fiรจvre de lโinspiration crรฉatrice. La main tremblante, il plonge sa plume dans le pot dโencre, et commence : ยซ Dans le ciel ta voix rรฉsonne / Sur lโasphalte sโรฉcrase ton flanc (โฆ) ยป Quant ร Alain Finkielkraut, la proclamation du ยซ retour de lโHistoire ยป le dรฉmangeait certes รฉnormรฉment depuis quelque temps mais il nโosait pas encore lโaffirmer haut et fort. Maintenant, il peut se soulager une bonne fois : ยซ LโHistoire est de retour ยป.
Ce quโon dรฉcรจle, dans ses attitudes, cโest une certaine ivresse dรฉcoulant de lโapparente expรฉrimentation du tragique. Le tragique, ce nโest pas le triste, le malheureux, le regrettable. Le sentiment du tragique est quelque chose de bien plus complexe et aussi, sans doute, de bien plus rare. Pour quโil y ait sentiment du tragique, je pense quโil faut que trois รฉlรฉments principaux se trouvent rรฉunis : tout dโabord, une forme de nรฉcessitรฉ, de fatalitรฉ ; ensuite, lโexistence dโune รฉpreuve morale liรฉe ร la pression dโune adversitรฉ exercรฉe dans la durรฉe ; enfin, le risque de la mort. La nรฉcessitรฉ est liรฉe au fait de devoir vivre lโinรฉvitable. Or, chacun peut constater que la volontรฉ inflexible des djihadistes ne peut mener quโร lโaffrontement, quel que soit la forme pris par celui-ci. La tragรฉdie, cโest lโengrenage, la libertรฉ humaine qui ploie sous une force qui la convoque, la dรฉfie et menace de la broyer. Lโรฉpreuve morale est รฉvidente. ยซ Que faire ? Ferons-nous les bons choix ? ยป nous demandons-nous avec inquiรฉtude. ยซ Saurons-nous rester unis ? Nous diviserons-nous ? ยป. Chacun se sent concernรฉ. La vie prend un caractรจre plus intense. Les gestes et les paroles sont aurรฉolรฉs dโune sorte de charme inconnue, le charme รฉtrange de lโรฉpreuve et du quitte ou double. Et puis, รฉvidemment, le risque de la mort. Chacun est une cible, nous dit-on. Et on laisse aux citoyens le soin de complรฉter cet avertissement : ยซ Puisquโon mโattaque, je vais me dรฉfendre, je ne suis pas un lรขche ! ยป
Je nโรฉcris pas pour juger le sens des responsabilitรฉs de nos gouvernants, la raison dโรชtre de leurs dรฉcisions. Je suis incompรฉtent pour ce faire et je veux bien croire que la situation est difficile, quโelle exige un certain doigtรฉ. Jโobserve simplement, une nouvelle fois, que tout, pour lโhomme, est objet de divertissement et de spectacle, mรชme lโhorreur. Tout de suite les poses, les grandes phrases, la figuration. Cette observation frappe dโautant plus lโesprit lorsque la lassitude de soi et lโabsence de perspective collective condamne les individus ร surexploiter certains รฉvรฉnements et ร sโexagรฉrer certaines menaces. Car sโil est รฉvident que lโEtat islamique et ses thurifรฉraires doivent รชtre considรฉrรฉs comme des ยซ ennemis ยป, est-il sรฉrieux de penser quโils pourraient รชtre la cause dโune guerre ouverte en France ? Et au fond, nโest-ce pas le sentiment du pathรฉtique plus que le sentiment grandiose du tragique que les faits et gestes monstrueux des terroristes devraient รฉveiller en nous ? Dรจs lors, le sentiment du tragique ne trahit-il pas un dรฉsir de sโenivrer, de sโimaginer que notre histoire prend une tournure inattendue, justifiant par-lร mรชme tout ce que nous sommes ?
Peut-รชtre existe-t-il une autre faรงon de rรฉagir ร lโรฉvรฉnement, une voie qui permettrait tout ร la fois dโรฉviter les piรจges de la posture de lโhomme-en-train-de-se-regarder-faire-l-Histoire et les insuffisances de celui qui, parce quโil est attaquรฉ par des pauvres types se trouve soudainement extraordinairement beau dans le miroir. Cette voie serait celle de lโimagination politique. Se rรฉunir, discuter, penser, travailler, imaginer ensemble ce que pourrait รชtre une citรฉ juste. Bref, retrouver un certain esprit utopique, lavรฉ des emportements idรฉologiques qui ont condamnรฉ notre รฉpoque ร un rรฉalisme froid, infรฉcond et cynique. Ce serait un esprit utopique fait dโidรฉal moral, dโexigence, de sens de la justice, de fraternitรฉ et dโespรฉrance. Ce faisant, nous ne chercherions pas dans la politique un opium ou un moyen de nous dรฉsennuyer mais plutรดt une chance de prendre collectivement lโexistence au sรฉrieux.
Jโai rencontrรฉ lโautre jour lโun de ces gars qui pensent que la luciditรฉ est seule capable de sauver lโhumanitรฉ. Financiarisation, crise รฉcologique, terrorismeโฆ Se rรฉpรฉter que le pire est probable, se convaincre quโil est mรชme inรฉvitable et que les choses vont empirer, voilร comment รฉveiller en nous la force dโagir et de changer en profondeur nos systรจmes รฉconomiques et politiques ! A mon avis, cette mรฉthode ne mรจnera pas loin. Le dรฉsir dโagir trouverait dans lโidรฉe du meilleur un aliment au moins aussi puissant que lโaliment peu nourrissant du catastrophisme, produit de la conscience certaine du pire. Une idรฉe du souhaitable, de lโexcellent, du parfait, cโest depuis toujours ce que les utopies se proposent de reprรฉsenter, rรฉvรฉlant par-lร mรชme que lโhomme est conรงu pour la perfection et le bonheur. On leur oppose le fait quโelles sont inutiles et que jamais elles ne sโaccompliront. Cโest peut-รชtre vrai mais leur signification ne tient pas seulement ร la croyance en leur rรฉalisation. Leur mรฉrite est plutรดt de faire se lever en nous les ressources du dรฉsir et de lโespรฉrance. Nous sommes orphelins de toute utopie et ร cause de cela nous en venons ร abandonner spiritualitรฉ et politique, ร dรฉlaisser la libertรฉ collective et ร ne voir dans le quotidien que la morne rรฉpรฉtition dโun spectacle qui ne change pas et duquel nous cherchons le plus souvent possible ร nous divertir.