« Il paraît que la Genèse légitime le productivisme ».
Il paraît. C’est une tarte à la crème. Aussi bien chez les défenseurs du productivisme que chez ses détracteurs.
Le productivisme, dans le dictionnaire, c’est ceci : un système d’organisation de la vie économique dans lequel la production est donnée comme objectif premier.
Il s’ensuit, nous dit Wikipédia (et cela me paraît juste) que le productivisme atteint au rang de paradigme, de vision du monde : une vision où l’homme n’est lui-même perçu que comme producteur ou consommateur, la maximisation de la production étant censée répondre à tous les besoins.
Qu’est-ce que la Genèse peut bien avoir à voir avec tout ça ?
Oui, bien sûr. Soyez féconds, soumettez la terre, toussa toussa. (Gn 1, 28) Il n’empêche qu’en ce point de l’histoire, en Gn 1 puis Gn 2, l’homme est encore dans le jardin, et mange les fruits d’arbres qu’il n’a pas plantés. Il n’est nulle part écrit qu’il doive produire sa nourriture : à l’image des animaux dont la nourriture est formée de « toute herbe verte », lui « mange le fruit des arbres du jardin » (Gn 3, 2). Ce n’est qu’une fois exclu de celui-ci que l’homme est condamné à produire sa nourriture à la sueur de son front, la terre ne lui donnant plus d’elle-même de plantes comestibles en quantité suffisante (Gn 3, 17-18)…
Pour un peu, on pourrait lire ici un lien entre le péché originel et la révolution néolithique, dont les historiens considèrent qu’elle ne fut pas une réponse adaptative à une pression de l’environnement, mais plutôt une révolution intellectuelle. S’ériger en grand ordonnateur du jardin, vouloir choisir et produire soi-même les fruits, prendre la place de Dieu en somme, aurait reçu sa punition dans le lourd travail d’une terre ingrate… là où le chasseur-cueilleur se contentait de prélever ce qu’il n’avait pas produit. Les collecteurs de graminées sauvages du Natoufien trimaient peut-être moins que leurs descendants agriculteurs… En tout cas, les débuts du Néolithique n’eurent rien d’une partie de plaisir, l’état sanitaire des hommes fossiles retrouvés en atteste.
Mais je taquine un brin, bien sûr. Ce qui est sûr, c’est que la Genèse, nulle part, ne porte l’activité productrice au pinacle. L’homme est placé dans un monde peuplé de bêtes et de végétaux, et sa vocation initiale est de consommer ces derniers, qui, dans la sphère culturelle de l’époque, n’étaient pas vus comme des êtres vivants : ainsi, avant la Chute, l’homme, et tout animal, pouvait-il vivre sans violence à autrui, état qui est censé se restaurer lorsque règnera la Justice, c’est dans un coin d’Isaïe. Survient la Chute, puis la corruption générale et le coup de balai du Déluge. Que faire ensuite ? Le péché n’est pas effacé, pas même par l’anéantissement de tout homme hormis la bande à Noé :
« Jamais plus je ne maudirai le sol à cause de l’homme ». (Gn 8, 21)
La malédiction qui pesait sur le sol est levée ; quoiqu’enclin au mal, l’homme aura le droit de prélever tout être vivant pour sa subsistance ; mais c’est le sol qui cesse d’être maudit, et l’homme demeure pécheur. L’homme et les autres êtres vivants devront s’entredévorer, l’homme n’aura d’autre choix que de vivre aux dépens d’autres êtres vivants. Mais est-ce dans la joie et la bonne humeur ? Nenni : Dieu prend acte d’une Création blessée, comme le montre la suite du verset : « le cœur de l’homme est enclin au mal dès sa jeunesse, mais jamais plus je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait ».
Enfin, si en Gn 9, 2 Dieu autorise l’homme à se nourrir de tous les animaux, qui sont « livrés entre ses mains », Il s’empresse de nouer alliance, non seulement avec les hommes, mais avec tous les êtres vivants (Gn 9, 10 et 9, 16).
Que vient faire ici le productivisme ? Pourquoi pas le statut de chasseur d’antilopes ? Ce serait même beaucoup plus conforme à la lettre.
Il y a là, pour le moins, une confusion entre vocation et pratique. Constater que l’homme a besoin de disputer sa place aux autres êtres vivants pour se nourrir, et se nourrir de ces êtres, était pour le rédacteur de la Genèse une évidence ; quant aux modalités, rien n’en est dit, sinon le rappel obsédant que l’homme est enclin au mal, et qu’il expie quelque part la faute originelle, bien que le châtiment soit quelque peu adouci.
A l’image d’un Eden qui dispensait ses fruits sans qu’il fût besoin de planter, le sol, désormais, ne refusera plus son fruit à l’homme ; c’est un semi-nouveau départ, qui n’efface pas, néanmoins, le péché, qui avait consisté et consiste pour l’éternité à se prendre pour Dieu.
Si l’on considère le productivisme pour ce qu’il est, une vision du monde qui réduit « la nature » à une vulgaire ressource, le livre de la Genèse aurait plutôt tendance à le condamner doublement. Si, en effet, Dieu passe alliance avec toute créature, lui réassigner une vocation de vulgaire combustible, c’est enfreindre Son plan, et se substituer à Lui. Et c’est cette démarche même – devenir comme Dieu – qui nous vaut d’être devant le sillon, la bêche en main…
La révolution néolithique, et ses conséquences jusqu’à notre temps, est le fruit – souvent amer – de la créativité humaine dans le meilleur et dans le pire. De même, la Genèse raconte l’alliance d’un Dieu qui ne renie pas l’homme pécheur et lui offre au cœur du péché même, un chemin de vie, un chemin de sagesse prenant acte de ses limites et de la réalité d’un monde où il n’est pas seul, ni pur esprit. Ce chemin, c’est de vivre dans ce monde, de ce monde, mais nullement contre ce monde, qui fait partie intégrante du projet de Dieu. Il est compatible avec une économie de production, au sens anthropologique (c’est-à-dire par opposition à une économie de chasseurs-cueilleurs). Notons au passage qu’il l’est tout autant avec l’économie de prédation, celle que vit le Pygmée ou le chasseur d’Amazonie !
En revanche, ce n’est pas le chemin du paradigme productiviste.
Au surplus, n’extrayons pas la Genèse du tout dont elle est partie. Le reste de la Bible fourmille de commandements très clairs en faveur du respect des écosystèmes et de leurs capacités de régénération (par exemple en Dt 22, 6 « Si tu rencontres en chemin un nid avec des oisillons ou des oeufs, sur un arbre ou par terre, et que la mère soit posée sur les oisillons ou les oeufs, tu ne prendras pas la mère sur les petits »). Mais là, je crois que vous pouvez vous tourner direct vers l’encyclique, notamment aux points 67 et 68, n’est-ce pas ?
Belle réflexion ! Je me demande, à la fin, comment est-ce que tu intégrerais les sacrifices d’animaux dans l’ancien testament ? Je sais bien qu’il n’y a aucun rapport avec le productivisme, mais comment intégrer ces sacrifices dans le rapport de l’homme aux animaux et à la création ?
J’y vois simplement le geste de consacrer une partie de la récolte dont on sait qu’elle « vient de Dieu » – les prémices.