En février 2014, à l’occasion d’une visite officielle aux États-Unis, François Hollande affirmait en conférence de presse, devant son homologue américain Barack Obama, au sujet du Traité de libre-échange transatlantique (Trans-Atlantic Free Trade Agreement, ou TAFTA) actuellement en cours de fabrication : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. »
Afin de démontrer pourquoi il est important de s’opposer au TAFTA, il faut se poser quatre questions fondamentales. Tout d’abord, quelle est l’étrange vision de la démocratie qui se cache derrière la nonchalante injonction présidentielle à « aller vite » et comment ce vœu du prince se traduit-il concrètement dans l’élaboration du traité ? Deuxièmement, quels sont les objectifs de ce projet et quelle est cette étonnante vision de l’économie qui persuade nos dirigeants de qualifier « de peurs, de menaces, de crispations » toutes les oppositions que leur volonté inflexible rencontrerait sur leur chemin ? Ensuite, pour quelles raisons le TAFTA s’est-il transporté des coulisses de la mécanique du pouvoir au cœur du débat public ? Enfin, comment pouvons-nous, en tant que citoyens, faire entendre notre voix et peser dans les discussions en cours ?
Quelle vision de la démocratie ?
En juin 2013, la Commission européenne reçoit mandat, de la part des exécutifs nationaux, pour négocier le Traité transatlantique. Dans son rapport sur le TAFTA publié en mai 2014 (http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r1938.asp), le député du Front de gauche André Chassaigne estime que « les conditions d’attribution de ce mandat ont posé d’emblée la question de la légitimité de ces négociations. » Ce ne sont en effet aucunement des élus mais des fonctionnaires de la Direction générale du commerce dirigée par la Commissaire Cecilia Malmström (successeur de Karel de Gucht en novembre 2014) qui se trouvent en première ligne dans l’élaboration du TAFA dont la réussite ou l’échec influencera de façon décisive l’avenir des économies européennes. Au sein du « comité spécial » qui assiste la Commission dans son travail de négociation, les vingt-huit gouvernements des États européens sont représentés. La France y participe par le biais de hauts-fonctionnaires diligentés par Bercy. Matthias Fekl, Secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur, chapeaute et oriente leur mission. Les États sont ainsi parfaitement informés de l’avancée des discussions avec les États-Unis. Le Parlement européen, en dépit du Traité de Lisbonne qui oblige la Commission à rapporter régulièrement au Parlement « l’état d’avancement de la négociation », a mis un certain temps à se saisir du sujet. Il faut dire que la Commission craignait qu’une trop grande transparence des débats nuise à la négociation. Les parlements nationaux, quant à eux, ont dû patienter, au point que des remous ont même agité la droite de l’hémicycle – pourtant majoritairement acquise à l’idée d’une mondialisation par l’économie libérale. Nous verrons par la suite comment le déroulement de ces négociations a pu être progressivement rendu public Simplement, n’oublions pas l’atmosphère de mystère qui a accompagné l’ouverture des cycles de négociation au printemps 2013. Cela est d’autant plus inacceptable que l’idée d’un grand traité de libre-échange transatlantique agite les esprits de nos dirigeants depuis près de de vingt ans.
Autre anomalie originelle : le flou qui a longtemps entouré la question, pourtant cruciale, du mode d’approbation du Traité. Doit-il obligatoirement être soumis au vote des représentants nationaux ou peut-il se contenter d’une ratification par le Parlement européen ? Le droit européen pose la règle suivante : si l’accord a exclusivement trait au champ commercial, il relève de la compétence de l’Union européenne et une approbation par le Parlement européen suffit à l’entériner ; si l’accord déborde les prérogatives européennes, il est dit « mixte » et sa validation est conditionnée par un vote favorable des divers parlements nationaux. De plus, la Constitution française dispose, en son article 53, que « les traités de commerce (…) ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi » autorisant le chef de l’État à approuver un accord de ce type. Comment ne pas s’étonner de l’incapacité des responsables politiques à répondre positivement à la question de savoir si les parlements nationaux auraient, en définitive, le dernier mot ? Une note rédigée par le gouvernement fédéral allemand, en janvier 2014, affirmait que « la question de savoir si un accord de libre-échange doit être qualifié d’accord mixte, impliquant qu’il doit être approuvé par le Parlement Européen mais aussi par les parlements nationaux, ne pourra être étudiée qu’en dernier ressort, quand nous disposerons des textes des accords définitifs. » Certes, depuis, au fur et à mesure que la publicité des négociations progressait et que les contestations se faisaient plus vives, certains dirigeants politiques ont clairement pris position en faveur d’un mode d’approbation par voie parlementaire nationale. Mais la question n’a pas encore été tranchée juridiquement et il est donc nécessaire de rester vigilant.
Cette analyse des conditions de négociation du TAFTA donne à voir une élite politique extrêmement prudente, se défiant des soubresauts du débat public et attachée à une vision bureaucratique de la politique. Dans une telle optique, on n’attend aucunement des citoyens et de leurs représentants qu’ils se saisissent des questions cruciales pour lesquelles les réponses apportées auront un impact déterminant sur leur avenir. Une telle nonchalance de nos responsables politiques (que traduit leur étonnement offusqué à la vue du mouvement populaire qui se met en branle et réclame de peser dans les négociations) prouve à quel point ceux-ci étaient habitués à la passivité d’une société engagée depuis trente ans dans la seule voie présentée comme possible : la voie de l’étatisme ultralibéral.
Quelle vision de l’économie ?
Quels sont les objectifs poursuivis par les négociateurs et quelles sont les mesures économiques envisagées ? Le mandat de négociation accordé à la Commission pose des orientations claires en matière de libéralisation des échanges, de diminution des droits de douane, d’uniformatisation des normes et d’ouverture des marchés nationaux. Le mandat vise ainsi « la libéralisation progressive et réciproque du commerce et de l’investissement en biens et services, ainsi que des règles sur les questions liées au commerce et à l’investissement, avec l’élimination des obstacles réglementaires inutiles. » Le projet d’accord est présenté comme « très ambitieux, allant au-delà des engagements actuels de l’OMC. »
Les défenseurs du projet tiennent pour une évidence la convergence des intérêts des entreprises transnationales privées avec l’intérêt général des États. Dans une Europe affaiblie par le chômage, empêtrée dans la crise grecque et angoissée par des taux de croissance globalement faibles, on joue sur la perspective appétissante d’une vaste-zone de libre-échange extrêmement fluide où les produits circuleraient sans entrave et où les investissements seraient facilités ; on promet une hausse globale significative des exportations et un redémarrage en force de l’activité, source officielle de bien-être matériel, de progrès et d’emplois ; on table sur l’ouverture de nouveaux marchés lucratifs pour des entreprises françaises en manque de débouchés extérieurs.
Le même raisonnement avait servi à justifier l’accord de libre-échange signé entre les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1993 (ALENA). Pourtant, s’il est indéniable qu’un accroissement des exportations des trois puissances a résulté de cet accord, ses effets sont régulièrement critiqués, notamment du côté mexicain où l’on souligne la dépendance accrue de l’économie nationale vis-à-vis des États-Unis, la répartition très inégalitaire des richesses ou encore l’écrasement des petites exploitations agricoles par l’écoulement massif de produits alimentaires américains à bas coût. Pour l’économiste Jacques Sapir, les prévisions optimistes des études financées par les institutions européennes pour évaluer l’impact du TAFTA sur l’économie sont irréalistes. Selon lui, « tout le bénéfice lié au traité se ferait aux dépens des échanges intra-européens et va entrainer une forte hausse du chômage dans l’Union Européenne. Le traité remettrait donc en question le processus d’intégration économique européenne. Le soutien dont il est l’objet par la Commission européenne n’en apparaît que plus étrange. » Et l’économiste de rappeler les estimations exagérément positives qui avaient accompagné le sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce de Cancun en 2003. Pour entendre de tels avertissements, encore faudrait-il ouvrir les yeux sur la dynamique internationale de creusement des inégalités, sur la persistance de la misère dans les pays passés par les programmes de développement des grandes institutions internationales tenantes de la mondialisation libérale à tout prix, sur l’exploitation sauvage des ressources naturelles engendrées par l’entrée de pays peu développés dans l’impitoyable compétition économique généralisée. Mais, comme l’écrit avec force Jacques Sapir, le libre-échange est l’internationalisme contemporain de nos dirigeants autoproclamés socialistes.
L’une des ambitions du TAFTA est également de limiter les droits de douane : si le traité ne vise pas pour autant à les supprimer, il envisage de les réduire à presque rien. Le niveau moyen actuel des droits de douane est faible (5,2 % pour l’UE et 3,5% pour les États-Unis) mais il demeure élevé dans certains secteurs comme l’industrie automobile ou l’agriculture. Tenter de justifier les raisons du maintien de ces modestes barrières, c’est s’exposer aux accusations de protectionnisme généreusement distribuées par les partisans du TAFTA. Pourtant, ces protections douanières ont un sens si l’on considère que la mise en concurrence de certains domaines de l’économie entraînerait la fragilisation de nombre de producteurs et, à terme, un nivellement par le bas de la qualité de leurs produits. Dans le contexte d’une économie française en difficulté et d’une crise écologique mondiale de plus en plus grave, ne serait-il pas préférable de mettre l’énergie politique au service d’un développement économique résolument tourné vers la qualité des produits et le renforcement des circuits courts ? Il est vrai qu’un tel projet suppose qu’une valeur sociale et écologique particulière soit reconnue à des principes peu goûtés par les ultralibéraux, comme la proximité entre producteurs et consommateurs, l’autonomie alimentaire localisée ou encore la responsabilité des investisseurs vis-à-vis des territoires qu’ils participent à transformer par le biais de leurs investissements financiers.
Au contraire, les présupposés idéologiques du TAFTA sont l’accélération des échanges – dans quelque domaine que ce soit – et l’attribution d’une liberté presque illimitée aux mouvements de capitaux. Comment justifier un tel choix alors même que les causes des ravages de la crise économique et financière de la fin des années 2000 n’ont été que partiellement et superficiellement traitées ? Dans tous les cas, la volonté politique de négocier – le plus rapidement possible et à la discrétion des peuples – un traité de libre-échange « très ambitieux » est en parfaite cohérence avec l’ensemble des lois votées les unes après les autres par le gouvernement de François Hollande. La loi Macron ne prévoit-elle pas, par exemple, une intensification de l’industrialisation de l’agriculture ? Ce choix n’est-il pas pleinement compréhensible dès lors qu’on le met en perspective avec l’impact potentiel du TAFTA sur notre organisation agricole nationale ? Dans l’esprit de nos gouvernants, il s’est en effet agi de préparer une mise en concurrence accrue de l’agriculture française en « boostant » sa productivité et sa compétitivité. Aux yeux du parti politique Nouvelle Donne, l’intention non avouée du Traité est claire : « Il ne s’agit que de minimiser toute régulation, d’abaisser les normes et de donner des droits exorbitants aux entreprises transnationales. »
Avec le rabaissement des règlementations douanières, l’harmonisation des normes est un autre volet des négociations actuelles entre l’Union européenne et les États-Unis. Exprimée synthétiquement, cette harmonisation revient à mettre en compatibilité les réglementations des différents pays afin de favoriser les investissements et les relations commerciales. Nombreux sont les citoyens qui craignent que derrière ce beau terme « d’harmonisation » se cache la notion moins avenante « d’uniformisation » et la diminution des exigences de justice sociale et de respect de l’environnement au profit du seul critère économique.
Le mécanisme de règlement des différends est un autre aspect très discutable du traité. La mise en place de tribunaux d’arbitrage privé donnerait le droit à toute entreprise américaine s’estimant lésée dans ses projets de développement et d’investissement dans un pays européen d’attaquer en justice l’État concerné. Les tribunaux d’arbitrage existent déjà dans le cadre des traités en vigueur mais une augmentation considérable des contentieux est à prévoir en cas de ratification du TAFTA. A titre d’illustration, il est intéressant de mentionner le conflit mettant actuellement aux prises l’État québécois et l’entreprise Lone Pine Resources. Cette dernière a pris l’initiative d’attaquer Ottawa pour l’annulation d’un permis d’exploration de réserves de gaz naturel gisant sous le fleuve Saint-Laurent. Le Québec a en effet décidé d’un moratoire sur l’extraction de gaz de schiste afin d’étudier la pratique de la fracturation hydraulique, dont l’impact sur l’environnement est de plus en plus pointé du doigt. La société américaine réclame 250 millions de dollars de compensation pour non-respect de certaines dispositions de l’ALENA.
Brève chronologie d’un débat devenu public
Analyser la chronologie du débat public autour du TAFTA s’avère intéressant pour comprendre les inflexions suivies par le projet et la stratégie gouvernementale à mesure que les voix critiquant le traité se faisaient plus nombreuses et plus fortes. Il est aujourd’hui tout à fait possible de peser dans le rapport de force qui s’est engagé entre partisans et opposants.
En mai 2014, une poignée de députés du Front de gauche élabore une proposition de résolution européenne, invitant le gouvernement « à intervenir auprès de la Commission européenne afin de suspendre les négociations » et exigeant que le Parlement français « soit dûment associé au suivi des négociations à travers une information régulière ». Bien que la résolution soit rejetée, le contenu et la publicité de l’initiative de ces parlementaires placent le TAFTA au centre des attentions et préoccupations de milliers de citoyens.
Face à la multiplication des avis critiques sur le projet, Matthias Fekl, Secrétaire d’État au Commerce extérieur, déclare en septembre 2014 que « l’une de [ses] toutes premières décisions a été d’écrire à la Commission européenne, au nom de la France, de faire toute la transparence sur les mandats de négociations. »
Courant novembre, Fekl fait part de ses conceptions en matière d’économie et dévoile les intentions du gouvernement français. Outre une meilleure association des organisations opposées au projet au suivi stratégique des négociations, il s’engage à accroître la publicité des discussions. Il souligne également qu’à ses yeux l’accord est mixte, ce qui signifie qu’il devra passer devant le Parlement à l’issue de sa rédaction et de son approbation par le Conseil et le Parlement européen. Parallèlement à ces prises de position, le secrétaire d’État légitime le principe d’un traité de libre-échange transatlantique en affirmant que « la France a besoin d’exporter plus », citant pour appuyer son propos les secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire.
En janvier 2015, la Commission européenne publie les résultats d’une consultation publique sur le sujet des tribunaux arbitraux supranationaux. On note un rejet massif de ce dispositif chez les 150 000 citoyens ayant participé à l’enquête. Le gouvernement français en tire la certitude que le système d’arbitrage doit être réformé. Sont alors envisagées des retouches, parmi lesquelles le renforcement du droit des États à la régulation, la création d’un mécanisme d’appel ou encore l’encadrement du recours aux tribunaux d’arbitrage. Pour le député écologiste Yves Jadot, ces mesures demeurent foncièrement insuffisantes : « Les propositions énoncées restent vagues. Très loin d’être sérieuses, celles-ci posent davantage de questions qu’elles n’en résolvent que ce soit d’un point de vue juridique ou de contrôle démocratique. Faut-il y voir le signe d’une fébrilité de la Commission et d’une impossibilité à réformer radicalement l’ISDS (sigle désignant les tribunaux arbitraux) ? Je le crois. »
Au printemps 2015, les négociations semblent patiner, les Américains jugeant impossible de refondre le mécanisme de règlement des différends. En Europe aussi bien qu’aux États-Unis, des franges croissantes de la population marquent leur opposition au TAFTA. Le but actuel des partisans du traité est pourtant d’achever sa rédaction au plus tard début 2016, de façon à ce qu’il puisse être ratifié avant l’élection présidentielle américaine. On peut donc s’attendre à une accélération des négociations et à une offensive politique au cours des prochains mois.
Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là, que l’on soit favorable à une annulation pure et simple du TAFTA ou que l’on pense que c’est un projet acceptable à un certain nombre de conditions.
Que faire ?
En France, le Collectif Stop Tafta (https://www.collectifstoptafta.org/), qui regroupe un nombre important d’associations et d’organisations défavorables au Traité (Attac, Nouvelle Donne, Mouvement rural de jeunesse chrétienne…) orchestre le combat. Des mouvements locaux ont également été mis en place (ainsi à Lyon : http://stoptaftalyon.fr/). Le 21 avril dernier, une journée de mobilisation nationale a été organisée. Une nouvelle manifestation est pressentie d’ici l’automne.
D’ici là, il est crucial de se tenir informé. Dans cette optique, mentionnons l’excellent site de la blogueuse Magali Pernin qui suit de très près l’évolution des négociations et en rend compte avec une grande minutie : http://www.contrelacour.fr/
Il est aussi possible de signer la pétition européenne contre la conclusion du traité (https://www.collectifstoptafta.org/agir/article/signez-l-ice-auto-organisee) qui comptabilise près de deux millions de signatures.
Dans nos réflexions et nos choix d’engagement, gardons à l’esprit ces mots lancés par le pape François lors de son adresse aux députés européens, en novembre 2014 : « Maintenir vivante la réalité des démocraties, en évitant que leur force réelle – force politique expressive des peuples – soit écartée face à la pression d’intérêts multinationaux non universels, qui les fragilisent et les transforment en systèmes uniformisés de pouvoir financier au service d’empires inconnus, est un défi qu’aujourd’hui l’histoire vous lance. »
Foucauld