ย La lutte symbolique entre les riches et les pauvres atteint jusquโaux catรฉgories de la guerre. La guerre du pauvre, cโest le โterrorismeโ, quโil soit rรฉgionaliste, religieux, anarchiste. La guerre du riche cโest โโlโopรฉration dรฉfensiveโ (bordure protectrice). (Cette distinction nโest รฉvidemment pas un partage des justes et des injustes : ce nโest pas parce quโon est pauvre quโon est juste, ce nโest mรชme pas parce quโon lutte contre une oppression quโon mรจne une guerre juste).
ย La guerre du pauvre est une guerre du dรฉsespoir, vouรฉe ร lโรฉchec. ย Sonย geste du terrorisme est un aveu de faiblesse1. Notamment parce que la violence y est trop visible. Or une guerre est la plus efficace lorsque sa violence en est invisible.
ย Invisible dโabord pour la population ร qui on fait faire cette guerre. Alors que la France est en guerre dans plusieurs pays dโAfrique, la population ne le sent absolument pas, le voit trรจs peu. Cโest lorsque la guerre en Afghanistan รฉtait rendue trop visible par le grand nombre de morts et la tristesse des familles, que le gouvernement a promis dโy mettre fin.
ย Invisible ensuite pour la population ร qui on fait la guerre, au sens large ici de la guerre comme sujรฉtion dโun autre peuple. Cโest ce quโon appelle le soft power, qui soumet des pays entiers pour ainsi dire par synecdoque : tel produit en vogue, ou telle pratique ร la mode charrie avec elle la soumission ร la totalitรฉ de la puissance qui lโa produite. Cโest ce quโon appelle aussi le nรฉo-colonialisme qui soumet par le rachat des matiรจres premiรจres et par la dette.
ย Or en matiรจre de guerre, les pauvres nโont pas les moyens de lโinvisibilitรฉ. Leur guerre est piteuse : une bombe artisanale qui explose sur une place publique, une voiture qui explose, quelques coups de kalchnikov tirรฉs sur une population civile. Son effet est sans appel : la condamnation, puis la rรฉpression, au nom de โla guerre contre le terrorismeโ, soutenue par la population attaquรฉe. Ainsi la guerre du pauvre donne droit ร la visibilitรฉ ร la guerre du riche. La guerre du pauvre, parce quโelle est atroce, lรฉgitime la guerre du riche – toujours โpropreโ – qui anรฉantit rapidement lโennemi. Nโest-ce pas ce qui explique que les organisations terroristes ne sont pas durables ?
ย En ce sens la guerre du pauvre est combattue par sa visibilitรฉ mรชme. Cโest ce qui explique sans doute lโimportance de la mรฉdiatisation par les puissances qui la combattent. Lโennemi est combattu par sa mise en lumiรจre.
ย Cโest ร ce point que la stratรฉgie de lโEtat islamique est intรฉressante. Ils mรฉdiatisent eux-mรชmes leurs atrocitรฉs. Pourquoi ? Pour stimuler leurs ennemis internationaux. Pour leur donner une lรฉgitimitรฉ suffisamment grande pour quโils interviennent avec le plus de brutalitรฉ possible. Stratรฉgie masochiste. Cโest la raison pour laquelle il fallait que le sort rรฉservรฉ aux minoritรฉs soit non seulement barbare, mais aussi mรฉdiatisรฉ. Cโest ce qui a stimulรฉ la communautรฉ internationale ร entrer dans le conflit, posant lโEtat islamique comme lโopposant officiel ร lโOccident. Cโest du moins lโhypothรจse que fait Pierre-Jean Luizard dans Le Piรจge Daesh, ou le Retour de lโHistoire : confrontรฉ ร une limite dans son expansion, incapables de prendre Bagdad, ร cause du retournement des Kurdes aprรจs la prise de Mossoul, lโEtat islamique devait trouver un moyen de fรฉdรฉrer ses troupes. Cโest ร ce moment lร que le journaliste amรฉricain, James Foley, a รฉtรฉ รฉgorgรฉ dans une mise en scรจne immonde. Cโest parce que Daesh รฉtait affaibli quโil sโest livrรฉ aux actes โbarbaresโ. Par lร il sโest choisi un ennemi, qu’il sait illรฉgitime dans la rรฉgion : โlโOccidentโ.
1. Gilles Kepel dans Djihad explique ainsi que les communistes sont passรฉs au terrorisme au moment oรน leur puissance รฉtait dรฉclinante (cf les annรฉes de plomb en Italie). ยซย Cette problรฉmatique n’est pas spรฉcifique au devenir du radicalisme islamiste contemporain : deux dรฉcennies auparavant, tandis que l’idรฉologie communiste entrait dans sa phase crรฉpusculaire et que se dรฉtournaient d’elle les classes laborieuses qu’elle disait reprรฉsenter, un certain nombre de groupes armรฉs, dont les plus extrรชmes furent les Brigades rouges italiennes, la Fraction armรฉe rouge allemande, ou le rรฉseau Carlos, virent dans le terrorisme le moyen idรฉal pour infliger ร l’ennemi des dommages spectaculaires, espรฉrant ainsi en vain ranimer la conscience rรฉvolutionnaire des masses, et les mobiliser ร leur cรดtรฉ, au terme d’un cycle bien รฉtabli de provocation-rรฉpression-solidaritรฉ. L’islamisme d’aujourd’hui et le communisme d’hier ne sont ni de mรชme nature ni de mรชme ampleur, mais il n’est pas inopportun de se rappeler – dans un contexte oรน le dรฉchaรฎnement d’une violence meurtriรจre suscite une รฉmotion considรฉrable et des rรฉactions passionnelles – que le terrorisme n’est pas nรฉcessairement l’expression de la puissance du mouvement dont il se rรฉclameย ยป,ย Djihad, Paris, Folio, 2003, p. 43-44.
En somme, le terrorisme est un mode de guerre asymรฉtrique trรจs classique. L’un des camps ne dispose pas des moyens nรฉcessaires pour battre son ennemi en rase campagne, alors il pratique la ยซย petite guerreย ยป oรน des combattants isolรฉs ou de petits groupes, peu coรปteux pour le belligรฉrant, sacrifiables, mal รฉquipรฉs par rapport ร un combattant professionnel du camp adverse, perturbent les arriรจres de l’ennemi par des infiltrations. Il y a un point sur lequel je reste en dรฉsaccord: dรฉsormais, contrairement ร ce qui a pu se passer lors de l’implication franรงaise en Irak ou Afghanistan, le pays se sent sourdement en guerre, sauf qu’il ne sait pas comment y remรฉdier puisque l’ennemi n’est pas classique. A l’image de ce qui s’est passรฉ au Mali, pas grand-monde ne conteste la lรฉgitimitรฉ d’une intervention militaire en bonne et due forme lร oรน les armรฉes islamistes s’enhardissent jusqu’ร sortir du bois et pratiquer une guerre classique. La lutte contre le terrorisme pose tous les questionnements de conscience du combat contre ยซย l’ennemi intรฉrieurย ยป, mais dรฉsormais, les Franรงais ne balaieraient pas d’un revers de main la question ยซย Sommes-nous en guerre ?ย ยป Il a suffi pour cela de quelques types et de moins de vingt morts. C’est toujours trop, mais par rapport au IIIe Reich qui n’emploie le terme de guerre aux actualitรฉs qu’ร la mi-42, et n’impose de vรฉritable effort de guerre au pays qu’avec le discours de Goebbels au Sportpalast aprรจs Stalingrad, on n’est pas dans le mรชme monde. Le rรฉsultat psychologique – amener un pays occidental ร se sentir en รฉtat d’insรฉcuritรฉ guerriรจre – a รฉtรฉ obtenu avec des moyens trรจs faibles. Pire, la France est divisรฉe, lร oรน une attaque vraiment lourde faรงon 11 septembre aurait eu davantage de chances de la cimenter.
On peut voir une piste du mรชme genre dans les survols de drones: le sentiment d’insรฉcuritรฉ obtenu par rapport ร la mise initiale traduit un ยซย rapport qualitรฉ-prixย ยป inรฉgalable. Je viens mรชme de tomber sur un article qui balance sans plus d’arguments l’hypothรจse d’un ยซย groupe รฉco-terroristeย ยป (jusqu’ร plus ample informรฉ, rien de tel ne s’est manifestรฉ sur notre sol, jamais une bombe ni un tir sur de simples passants n’a jamais รฉtรฉ revendiquรฉ par un militant รฉcologiste en France…) Et paf ! voilร le spectre d’un ennemi lรขchรฉ dans le dรฉbat public, sans qu’on ait encore la moindre idรฉe de l’origine ou des buts des pilotes de ces drones. Tout est possible, depuis le groupe terroriste prรฉparant quelque chose jusqu’au groupe d’exaltรฉs cherchant la Une ร peu de frais, des Barons noirs des temps modernes. Et pourtant ! La rรฉalitรฉ de la menace compte beaucoup moins que l’idรฉe que l’ennemi s’en fait…
A ce titre, la ยซย guerre de ploucsย ยป se traduit pour l’heure par des rรฉsultats incontestables avec des moyens ridicules. Quels sont ses buts politiques ? C’est lร qu’on jugera de la victoire ou de la dรฉfaite. La ยซย petite guerreย ยป ne peut jamais battre le gros sur le champ de bataille, mais elle a dรฉjร eu l’occasion de mettre ร bas sa volontรฉ politique de poursuivre le combat, surtout quand des milliers de km sรฉparent le champ de bataille du lieu oรน rรฉsident les citoyens.
Nous sommes en guerre, nous avons importรฉ des guerres d’une autre partie du monde, et รงa, c’est une dรฉfaite. Les petites guerres remportent en masse les victoires de ce genre; elles ressemblent juste ร une minute sans encaisser de but pour une รฉquipe de CFA engagรฉe en Coupe de France contre une L1. Il faut en accumuler cent vingt pour que รงa serve ร quelque chose, et encore, c’est souvent le gros qui l’emporte aux tirs au but.