On a beaucoup lu, notamment en dรฉbut dโannรฉe, de parallรจles alarmistes entre lโannรฉe 2014 et lโannรฉe 1914.
Dโun certain point de vue, je suis dโaccord. Il y a comme un air de famille. Mais pas forcรฉment comme lโentendaient ces analyses qui imaginaient un risque de guerre mondiale. Je ne vois pas un avenir proche fait de pantalons garance, de baรฏonnettes, ni de trains ventrus qui ronronnent et soupirent avant de nous conduire jusquโau malentendu.
Non, lโidรฉe, cโest plutรดt que depuis 1914, nous nโavons pas appris grand-chose, et quโau terme dโune longue, frรฉnรฉtique et sanglante rรฉvolution โ au sensย : un itinรฉraire circulaireโ nous sommes de retour au mรชme point, Gros-Jean comme devant.
A quel pointย ?
1914, cโest deux ans aprรจs 1912. (ยซย Oui, bon, et aprรจsย ?ย ยป – perplexitรฉ dans la salle)
1912, cโest lโannรฉe oรน un certain navire prรฉtendรปment insubmersible a conduit les deux tiers de ses passagers ร une reconversion prรฉmaturรฉe en barquette Picard dans les eaux de lโAtlantique, et cela eรปt dรป, cela eรปt pu constituer un premier signal adressรฉ ร lโhomme de la Rรฉvolution industrielle, lโhomme ivre de son petit promรฉthรฉisme ร vapeur โ et mรชme dรฉjร ร explosion โ de son progrรจs, son positivisme et sa fรฉe Electricitรฉ.
Sur le moment, il semble que cela ait quelque peu รฉchappรฉ ร nos contemporains. Cโest tout baignรฉs de progrรจs quโils sont partis, deux ans aprรจs, pensaient-ils, pour ยซย la derniรจre des guerresย ยป, cette guerre dont on avait fini par ne plus savoir si on la voulait ou non, au point que cโest ร peine si, cent ans aprรจs, les historiens parviennent ร repรฉrer quels ont รฉtรฉ les vรฉritables imbรฉciles boutefeux de la sainte-barbe europรฉenne. La technique, ยซย les moyens modernesย ยป garantissaient une guerreย meurtriรจre mais aussi โ et mรชme ร cause de cela โ ร coup sรปr trรจs courte. LโEurope industrielle braillait sa foi dans la puissance au ciel vidรฉ de Dieu, rangรฉ au placard des oripeaux dรฉsuets, sinon haรฏssables, des temps prรฉindustriels, de lโAncien Rรฉgime, du Moyen Age. Et la floraison dโรฉglises nรฉogothiques, dโautels plaquรฉs or et de vitraux de Lucien Bรฉgulle, les conversions mรชme et un certain renouveau de la foi รฉtaient impuissants ร enrayer la lame de fond. On croyait bien davantage ร la science, au progrรจs continu, ร la machine. Elle remplaรงait tout, rรฉpondait ร tout, rรฉsolvait tout.
On รฉtait trรจs fier dโavoir chassรฉ Dieu de son trรดne pour y installer le cheval-vapeur. On avait mรชme inventรฉ une forme dโhumanisme adaptรฉ ร ce nouveau cadre. Ayant tuรฉ Dieu, on tรขcha, hypocritement, dโen conserver lโhรฉritage en un apposant une nouvelle signature. Les premiรจres conventions internationales sur le droit de la guerre datent de cette รฉpoque. Les premiรจres armes de destruction massive aussi.
En sorte quโil nโest pas surprenant que la Premiรจre guerre mondiale ait constituรฉ un immense sacrifice humain ร la machine. Avec 80% de tuรฉs par fait dโobus, et une bonne part des autres sous les coups des mitrailleuses, ce fut une tuerie des plus mรฉcanisรฉes. Et dรจs le dรฉbut de lโannรฉe 1915, la guerre ยซย fraรฎche et joyeuseย ยป laissait le champ libre ร la bataille de matรฉriel.
Le matรฉrielย ! il nโest que de lire les souvenirs de guerre des auteurs les plus cรฉlรจbres du conflit pour voir en lui le seul, le vrai, lโunique vainqueur. A lโarmistice, chez tous les belligรฉrants, les hommes manquaient, et le vide ne fut jamais comblรฉย ; en revanche, les parcs, au moins cรดtรฉ alliรฉ, รฉtaient emplis de masses dรฉmentielles de matรฉriel attendant son heure. Et cela avait procurรฉ la victoire. Quant aux conventions censรฉes humaniser la guerre, dรฉchirรฉes dรจs les premiรจres vingt-quatre heures du conflit, lโusage des gaz de combat en 1915 ne fit que leur donner le coup de grรขce.
Lโhomme venait de cรฉlรฉbrer le premier culte de la machine et de dรฉcouvrir quโil avait par lร mรชme placรฉ la mort en mรชme temps sur le trรดne. Prรฉsente sur le champ de bataille, vaille que vaille, depuis lโรฉpoque hellรฉnistique, elle avait cette fois-ci renversรฉ la perspective, occupรฉ tous les premiers rรดles et donnรฉ la victoire. Lโhomme รฉtait le grand vaincu.
Il en tira un bilan mitigรฉ. Il avait bien senti que son univers tout neuf nโavait pas tournรฉ rond, et quโil manquait quelque chose. Le spleen nโavait pas disparu, lui, le sentiment de vide et de non-sens non plus. Il รฉtait mรชme plus envahissant, plus terrifiant que jamais. Dans lโรฉpais brouillard de smog, les tรชtes continuaient de se lever, par rรฉflexe, vers un soleil obstinรฉment cachรฉ. La ยซย civilisationย ยป nโavait pas protรฉgรฉ de la mort de masse, bien au contraire.
Mais lโhomme ne renonรงait pas ร รชtre ยซย moderneย ยป. Plutรดt la mort que revenir en arriรจre, fรปt-on dans lโimpasse. Il prรฉfรฉra rejeter la faute sur ce quโil avait subsistรฉ dโhumanisme au XIXe, juger quโen rรฉalitรฉ nul nโy croyait plus et quโil valait mieux en prendre son parti. Il ne descendit pas la Machine du trรดne, ni la Puissance, prรฉfรฉrant dรฉfinir des idรฉologies qui sโen accommodaient, sinon carrรฉment centrรฉes sur elles. Cโest dire que le raisonnement ne changeait pas. Vers la puissance โ celle de la nation, de la race, dโune internationale, mรชme dรฉmarche – par la machine, par la technique, par la science, cette derniรจre mise au service de tout et nโimporte quoi, du darwinisme social ร lโarme de destruction massive et du racisme ร lโextermination industrielle. Il ne restait rien dโautre en quoi croire. Tant il semblait vrai que tout ce sur quoi le monde ยซย moderneย ยป avait fondรฉ son รฉthique avait disparu aux premiers coups de feu, ou ยซย sรฉchรฉ sur le filย ยป, criblรฉย de balles aux barbelรฉs dโYpres et du Chemin des Dames.
Une Seconde guerre mondiale ร cinquante millions de morts plus tard, la donne allait-elle enfin changerย ? Que nenniย ! Cette fois-ci, nous conclรปmes ร la nรฉcessitรฉ de tuer les idรฉologies, et pour en รชtre bien certain, de tuer les idรฉes elles-mรชmes. Ce fut avec triomphe, au son des flรปtes, ร partir de 1945 dans une moitiรฉ du monde et de 1989 pour lโautre. Cette fois-ci, on avait trouvรฉ la solution, la vรฉritable rรฉponse universelleย : mieux que Dieu, mieux que lโidรฉe, et toujours aussi clinquant que la machine, ce serait le bien-รชtre. Du champ de bataille, le matรฉriel sโรฉtait dรฉversรฉ partout ร la surface du globe et ร la surface de nos peaux humaines. Il allait enfin rรฉussir ร tout remplir, ร gaver nos ventres et nos cerveaux jusquโร ce que nous ne puissions plus penser, plus quโรฉmettre, repus, des bruits de digestion perpรฉtuelle. Au bout dโun moment, cโest vrai, quoiย ! Si on ne pense plus, on ne pensera plus ร se battre. (On entend encore souvent ce genre de raisonnement, qui rรฉclame de tuer les idรฉologies, les religions en prioritรฉ bien sรปr, et tout ce qui ressemble ร un assemblage de deux pensรฉes ou plus ou mรชme ร une diffรฉrence. Tous pareils, un mรชme cerveau vide, nous serions alors heureux dans les fumรฉes de la weed et les pรฉtales de roses.)
On y รฉtait enfin, ร la Solutionย !
Il nโa pas fallu plus de dix ans pour dรฉchanter, et quelle gueule de boisย !
La Puissance continue de fรชter ses triomphes sanglants, convoquant tantรดt la science, tantรดt la barbarie et bientรดt lโune au service de lโautre, un coup dans chaque sens. La machine rรฉclame plus que jamais son tribut dโhommesย : son nouveau cri est ยซย fondez-vous en moi ou mourezย ยป.
Et les hommes gavรฉs de matรฉriel persistent ร รฉprouver le mรชme vide, le mรชme dรฉsespoir devant la carence de sens. On a beau leur aboyer ยซย Fais ta life et arrรชte de te poser des questionsย ยป, cette vie de canard du Pรฉrigord sans tรชte, cette ยซย vie de pluvier, qui mange et fiente de mรชmeย ยป, disait Socrate, leur convient toujours aussi mal.
Nous avons, en fin de compte, oubliรฉ trois choses. La premiรจre, la plus triviale, est que nous sommes encore loin dโavoir conduit lโhumanitรฉ entiรจre ร lโรฉtat de gavage permanent et dโinaction somnolente et bรฉate qui en rรฉsulteย : ยซย pour que รงa marcheย ยป, il faudrait aussi que la richesse soit universelle et rรฉpartie avec une stricte รฉgalitรฉ. Et ceux qui en sont le plus loin dรฉclarent la guerre aux autres, quitte ร arguer dโune idรฉe ou dโune religion pour revendiquer, en rรฉalitรฉ, des terres, de lโeau, ou davantage de Puissance. Cโest la seconde chose. La puissance est toujours, elle aussi, au pinacle, et cโest une de ces divinitรฉs dont Brassens pouvait chanter quโelle a toujours soif, nโen a jamais assez โ et cโest la mort, la mort, toujours recommencรฉe. De ce cรดtรฉ-lร non plus, pas un pas en avant.
Quant ร la troisiรจmeโฆ celle qui dรฉsole tant certains ยซย progressistesย ยป, pour qui tout ce qui nโest pas matรฉriel est archaรฏque et pรฉrimรฉ, cโest que le matรฉriel, ni mรชme la puissance, ne suffisent ร rรฉpondre aux aspirations de tous les hommes, et pourtant, nous continuons ร faire comme si. Nous traรฎnons exactement le mรชme spleen, le mรชme vide, le mรชme sentiment de non-sens quโen 1914, comme si, cent ans plus tard, cโรฉtait encore le mรชme crรฉpuscule qui sโรฉternisait sur le mรชme siรจcle. Et nous cherchons ร le noyer dans le mรชme breuvage, juste un peu retouchรฉ dans sa composition.
Voilร en quoi nous sommes de retour ร notre point de dรฉpart. Le positivisme machiniste nous a crucifiรฉs par le canon et la mitrailleuse. Lโidรฉologie totale et totalitaire, premiรจre tentative de combler le vide quโil avait creusรฉ, nous a รฉtouffรฉs ร Auschwitz et atomisรฉs ร Hiroshima. Mais pour y remรฉdier, nous nโavons rien essayรฉ dโautreย : notre nouveau dieu, la Technoscience, cโest le mรชme, le bon vieux dieu de 1914, la mรชme gueule ouverte et ricanante.
Il ne veut toujours rien savoir de lโhomme. Il ne connaรฎt toujours que le rendement et la puissance. Il exige toujours des sacrifices humains. Il exige carrรฉment lโhumanitรฉ, maintenant. ยซย Augmentรฉeย ยป, quโil dit. Face au Dieu qui sโincarne en lโhomme, triomphe le dieu qui rรฉclame que lโhumanitรฉ sโemmรฉcanise en lui.
Il exige toujours autant et rรฉpond toujours aussi peu et aussi mal.
Combien de temps allons-nous nous acharner dans lโimpasse qui ne mรจne quโaux autels des dieux dรฉshumanisantsย ?
Ce temps de lโAvent nous appelle plus que jamais ร reprendre une autre route, celle du Dieu qui ne se lasse jamais, qui nous attend toujours et qui sโincarne toujours, au milieu de ces hommes qui lโont trahi au dรฉsert, reniรฉ au jardin des Oliviers, embauchรฉ dans leurs calculs politiques sordides, portรฉ en รฉtendard pour justifier leur soif de richesses et de puissance, et aussi de ces hommes qui continuent de lโaccueillir comme un enfant.
รa nous changerait du rayon foie gras.