Les Alternatives Catholiques

Les Alternatives Catholiques

Atelier de formation | Laboratoire d'action – Cafรฉ & Coworking "Le Simone" ร  Lyon

1914 – 2014

Articles
Publiรฉ le 18 dรฉcembre 2014 Aucun commentaire

On a beaucoup lu, notamment en dรฉbut dโ€™annรฉe, de parallรจles alarmistes entre lโ€™annรฉe 2014 et lโ€™annรฉe 1914.

Dโ€™un certain point de vue, je suis dโ€™accord. Il y a comme un air de famille. Mais pas forcรฉment comme lโ€™entendaient ces analyses qui imaginaient un risque de guerre mondiale. Je ne vois pas un avenir proche fait de pantalons garance, de baรฏonnettes, ni de trains ventrus qui ronronnent et soupirent avant de nous conduire jusquโ€™au malentendu.

Non, lโ€™idรฉe, cโ€™est plutรดt que depuis 1914, nous nโ€™avons pas appris grand-chose, et quโ€™au terme dโ€™une longue, frรฉnรฉtique et sanglante rรฉvolution โ€“ au sensย : un itinรฉraire circulaireโ€“ nous sommes de retour au mรชme point, Gros-Jean comme devant.

A quel pointย ?

1914, cโ€™est deux ans aprรจs 1912. (ยซย Oui, bon, et aprรจsย ?ย ยป – perplexitรฉ dans la salle)

1912, cโ€™est lโ€™annรฉe oรน un certain navire prรฉtendรปment insubmersible a conduit les deux tiers de ses passagers ร  une reconversion prรฉmaturรฉe en barquette Picard dans les eaux de lโ€™Atlantique, et cela eรปt dรป, cela eรปt pu constituer un premier signal adressรฉ ร  lโ€™homme de la Rรฉvolution industrielle, lโ€™homme ivre de son petit promรฉthรฉisme ร  vapeur โ€“ et mรชme dรฉjร  ร  explosion โ€“ de son progrรจs, son positivisme et sa fรฉe Electricitรฉ.

Sur le moment, il semble que cela ait quelque peu รฉchappรฉ ร  nos contemporains. Cโ€™est tout baignรฉs de progrรจs quโ€™ils sont partis, deux ans aprรจs, pensaient-ils, pour ยซย la derniรจre des guerresย ยป, cette guerre dont on avait fini par ne plus savoir si on la voulait ou non, au point que cโ€™est ร  peine si, cent ans aprรจs, les historiens parviennent ร  repรฉrer quels ont รฉtรฉ les vรฉritables imbรฉciles boutefeux de la sainte-barbe europรฉenne. La technique, ยซย les moyens modernesย ยป garantissaient une guerreย meurtriรจre mais aussi โ€“ et mรชme ร  cause de cela โ€“ ร  coup sรปr trรจs courte. Lโ€™Europe industrielle braillait sa foi dans la puissance au ciel vidรฉ de Dieu, rangรฉ au placard des oripeaux dรฉsuets, sinon haรฏssables, des temps prรฉindustriels, de lโ€™Ancien Rรฉgime, du Moyen Age. Et la floraison dโ€™รฉglises nรฉogothiques, dโ€™autels plaquรฉs or et de vitraux de Lucien Bรฉgulle, les conversions mรชme et un certain renouveau de la foi รฉtaient impuissants ร  enrayer la lame de fond. On croyait bien davantage ร  la science, au progrรจs continu, ร  la machine. Elle remplaรงait tout, rรฉpondait ร  tout, rรฉsolvait tout.

On รฉtait trรจs fier dโ€™avoir chassรฉ Dieu de son trรดne pour y installer le cheval-vapeur. On avait mรชme inventรฉ une forme dโ€™humanisme adaptรฉ ร  ce nouveau cadre. Ayant tuรฉ Dieu, on tรขcha, hypocritement, dโ€™en conserver lโ€™hรฉritage en un apposant une nouvelle signature. Les premiรจres conventions internationales sur le droit de la guerre datent de cette รฉpoque. Les premiรจres armes de destruction massive aussi.

En sorte quโ€™il nโ€™est pas surprenant que la Premiรจre guerre mondiale ait constituรฉ un immense sacrifice humain ร  la machine. Avec 80% de tuรฉs par fait dโ€™obus, et une bonne part des autres sous les coups des mitrailleuses, ce fut une tuerie des plus mรฉcanisรฉes. Et dรจs le dรฉbut de lโ€™annรฉe 1915, la guerre ยซย fraรฎche et joyeuseย ยป laissait le champ libre ร  la bataille de matรฉriel.

Le matรฉrielย ! il nโ€™est que de lire les souvenirs de guerre des auteurs les plus cรฉlรจbres du conflit pour voir en lui le seul, le vrai, lโ€™unique vainqueur. A lโ€™armistice, chez tous les belligรฉrants, les hommes manquaient, et le vide ne fut jamais comblรฉย ; en revanche, les parcs, au moins cรดtรฉ alliรฉ, รฉtaient emplis de masses dรฉmentielles de matรฉriel attendant son heure. Et cela avait procurรฉ la victoire. Quant aux conventions censรฉes humaniser la guerre, dรฉchirรฉes dรจs les premiรจres vingt-quatre heures du conflit, lโ€™usage des gaz de combat en 1915 ne fit que leur donner le coup de grรขce.

Lโ€™homme venait de cรฉlรฉbrer le premier culte de la machine et de dรฉcouvrir quโ€™il avait par lร  mรชme placรฉ la mort en mรชme temps sur le trรดne. Prรฉsente sur le champ de bataille, vaille que vaille, depuis lโ€™รฉpoque hellรฉnistique, elle avait cette fois-ci renversรฉ la perspective, occupรฉ tous les premiers rรดles et donnรฉ la victoire. Lโ€™homme รฉtait le grand vaincu.

Il en tira un bilan mitigรฉ. Il avait bien senti que son univers tout neuf nโ€™avait pas tournรฉ rond, et quโ€™il manquait quelque chose. Le spleen nโ€™avait pas disparu, lui, le sentiment de vide et de non-sens non plus. Il รฉtait mรชme plus envahissant, plus terrifiant que jamais. Dans lโ€™รฉpais brouillard de smog, les tรชtes continuaient de se lever, par rรฉflexe, vers un soleil obstinรฉment cachรฉ. La ยซย civilisationย ยป nโ€™avait pas protรฉgรฉ de la mort de masse, bien au contraire.

Mais lโ€™homme ne renonรงait pas ร  รชtre ยซย moderneย ยป. Plutรดt la mort que revenir en arriรจre, fรปt-on dans lโ€™impasse. Il prรฉfรฉra rejeter la faute sur ce quโ€™il avait subsistรฉ dโ€™humanisme au XIXe, juger quโ€™en rรฉalitรฉ nul nโ€™y croyait plus et quโ€™il valait mieux en prendre son parti. Il ne descendit pas la Machine du trรดne, ni la Puissance, prรฉfรฉrant dรฉfinir des idรฉologies qui sโ€™en accommodaient, sinon carrรฉment centrรฉes sur elles. Cโ€™est dire que le raisonnement ne changeait pas. Vers la puissance โ€“ celle de la nation, de la race, dโ€™une internationale, mรชme dรฉmarche – par la machine, par la technique, par la science, cette derniรจre mise au service de tout et nโ€™importe quoi, du darwinisme social ร  lโ€™arme de destruction massive et du racisme ร  lโ€™extermination industrielle. Il ne restait rien dโ€™autre en quoi croire. Tant il semblait vrai que tout ce sur quoi le monde ยซย moderneย ยป avait fondรฉ son รฉthique avait disparu aux premiers coups de feu, ou ยซย sรฉchรฉ sur le filย ยป, criblรฉย de balles aux barbelรฉs dโ€™Ypres et du Chemin des Dames.

Une Seconde guerre mondiale ร  cinquante millions de morts plus tard, la donne allait-elle enfin changerย ? Que nenniย ! Cette fois-ci, nous conclรปmes ร  la nรฉcessitรฉ de tuer les idรฉologies, et pour en รชtre bien certain, de tuer les idรฉes elles-mรชmes. Ce fut avec triomphe, au son des flรปtes, ร  partir de 1945 dans une moitiรฉ du monde et de 1989 pour lโ€™autre. Cette fois-ci, on avait trouvรฉ la solution, la vรฉritable rรฉponse universelleย : mieux que Dieu, mieux que lโ€™idรฉe, et toujours aussi clinquant que la machine, ce serait le bien-รชtre. Du champ de bataille, le matรฉriel sโ€™รฉtait dรฉversรฉ partout ร  la surface du globe et ร  la surface de nos peaux humaines. Il allait enfin rรฉussir ร  tout remplir, ร  gaver nos ventres et nos cerveaux jusquโ€™ร  ce que nous ne puissions plus penser, plus quโ€™รฉmettre, repus, des bruits de digestion perpรฉtuelle. Au bout dโ€™un moment, cโ€™est vrai, quoiย ! Si on ne pense plus, on ne pensera plus ร  se battre. (On entend encore souvent ce genre de raisonnement, qui rรฉclame de tuer les idรฉologies, les religions en prioritรฉ bien sรปr, et tout ce qui ressemble ร  un assemblage de deux pensรฉes ou plus ou mรชme ร  une diffรฉrence. Tous pareils, un mรชme cerveau vide, nous serions alors heureux dans les fumรฉes de la weed et les pรฉtales de roses.)

On y รฉtait enfin, ร  la Solutionย !

Il nโ€™a pas fallu plus de dix ans pour dรฉchanter, et quelle gueule de boisย !

La Puissance continue de fรชter ses triomphes sanglants, convoquant tantรดt la science, tantรดt la barbarie et bientรดt lโ€™une au service de lโ€™autre, un coup dans chaque sens. La machine rรฉclame plus que jamais son tribut dโ€™hommesย : son nouveau cri est ยซย fondez-vous en moi ou mourezย ยป.

Et les hommes gavรฉs de matรฉriel persistent ร  รฉprouver le mรชme vide, le mรชme dรฉsespoir devant la carence de sens. On a beau leur aboyer ยซย Fais ta life et arrรชte de te poser des questionsย ยป, cette vie de canard du Pรฉrigord sans tรชte, cette ยซย vie de pluvier, qui mange et fiente de mรชmeย ยป, disait Socrate, leur convient toujours aussi mal.

Nous avons, en fin de compte, oubliรฉ trois choses. La premiรจre, la plus triviale, est que nous sommes encore loin dโ€™avoir conduit lโ€™humanitรฉ entiรจre ร  lโ€™รฉtat de gavage permanent et dโ€™inaction somnolente et bรฉate qui en rรฉsulteย : ยซย pour que รงa marcheย ยป, il faudrait aussi que la richesse soit universelle et rรฉpartie avec une stricte รฉgalitรฉ. Et ceux qui en sont le plus loin dรฉclarent la guerre aux autres, quitte ร  arguer dโ€™une idรฉe ou dโ€™une religion pour revendiquer, en rรฉalitรฉ, des terres, de lโ€™eau, ou davantage de Puissance. Cโ€™est la seconde chose. La puissance est toujours, elle aussi, au pinacle, et cโ€™est une de ces divinitรฉs dont Brassens pouvait chanter quโ€™elle a toujours soif, nโ€™en a jamais assez โ€“ et cโ€™est la mort, la mort, toujours recommencรฉe. De ce cรดtรฉ-lร  non plus, pas un pas en avant.

Quant ร  la troisiรจmeโ€ฆ celle qui dรฉsole tant certains ยซย progressistesย ยป, pour qui tout ce qui nโ€™est pas matรฉriel est archaรฏque et pรฉrimรฉ, cโ€™est que le matรฉriel, ni mรชme la puissance, ne suffisent ร  rรฉpondre aux aspirations de tous les hommes, et pourtant, nous continuons ร  faire comme si. Nous traรฎnons exactement le mรชme spleen, le mรชme vide, le mรชme sentiment de non-sens quโ€™en 1914, comme si, cent ans plus tard, cโ€™รฉtait encore le mรชme crรฉpuscule qui sโ€™รฉternisait sur le mรชme siรจcle. Et nous cherchons ร  le noyer dans le mรชme breuvage, juste un peu retouchรฉ dans sa composition.

Voilร  en quoi nous sommes de retour ร  notre point de dรฉpart. Le positivisme machiniste nous a crucifiรฉs par le canon et la mitrailleuse. Lโ€™idรฉologie totale et totalitaire, premiรจre tentative de combler le vide quโ€™il avait creusรฉ, nous a รฉtouffรฉs ร  Auschwitz et atomisรฉs ร  Hiroshima. Mais pour y remรฉdier, nous nโ€™avons rien essayรฉ dโ€™autreย : notre nouveau dieu, la Technoscience, cโ€™est le mรชme, le bon vieux dieu de 1914, la mรชme gueule ouverte et ricanante.

Il ne veut toujours rien savoir de lโ€™homme. Il ne connaรฎt toujours que le rendement et la puissance. Il exige toujours des sacrifices humains. Il exige carrรฉment lโ€™humanitรฉ, maintenant. ยซย Augmentรฉeย ยป, quโ€™il dit. Face au Dieu qui sโ€™incarne en lโ€™homme, triomphe le dieu qui rรฉclame que lโ€™humanitรฉ sโ€™emmรฉcanise en lui.

Il exige toujours autant et rรฉpond toujours aussi peu et aussi mal.

Combien de temps allons-nous nous acharner dans lโ€™impasse qui ne mรจne quโ€™aux autels des dieux dรฉshumanisantsย ?

Ce temps de lโ€™Avent nous appelle plus que jamais ร  reprendre une autre route, celle du Dieu qui ne se lasse jamais, qui nous attend toujours et qui sโ€™incarne toujours, au milieu de ces hommes qui lโ€™ont trahi au dรฉsert, reniรฉ au jardin des Oliviers, embauchรฉ dans leurs calculs politiques sordides, portรฉ en รฉtendard pour justifier leur soif de richesses et de puissance, et aussi de ces hommes qui continuent de lโ€™accueillir comme un enfant.

ร‡a nous changerait du rayon foie gras.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiรฉe. Les champs obligatoires sont indiquรฉs avec *