ย ย Jโavais tout pour รชtre dโaccord avec Edwy Plenel. Comme lui jโestime quโil existe une mรฉfiance injuste, et parfois une violence tout aussi injuste, ร lโencontre des musulmans aujourdโhui en France. Comme lui jโavais lu le livre dโAlain Finkielkraut, lโIdentitรฉ malheureuse, et je lโavais trouvรฉ faible, nihiliste, et mal รฉcrit. Mais ย lorsque jโai regardรฉ le dรฉbat entre ces deux publicistes, jโai รฉtรฉ frappรฉ du niveau dโhystรฉrieย : lโun dit ยซย je suis pour les musulmansย ยป, lโautre finit par dire, en gros : ยซย vous รชtes antisรฉmiteย ยป.
ย ย Plenel nโavait donc manifestement pas rรฉussi ร pacifier le dรฉbat, mรชme sโil faut dire que Finkie a le ยซย taisez-vousย ยป facile. Dโoรน vient cette facultรฉ de la rhรฉtorique de Plenel ร produire encore plus de conflitย ? Pourquoi un discours qui prรฉtend lutter contre le ยซย conflit de civilisationย ยป produit-il encore plus de conflitย ?
ย ย Jโai donc lu ยซย Pour les musulmansย ยป.
ย ย Cette lecture, comme le dรฉbat avec Finkielkraut, mโa laissรฉ mal ร lโaise. Jโavais lโimpression dโun avocat dont les arguments serviraient lโaccusation. Ou dโun avocat masquant mal un procureur (de la Rรฉpublique).
ย ย Trois points.
ย ย A la place des musulmans, car il les fait entrer de force dans une idรฉe de la dรฉmocratie qui nโest pas forcรฉment la leur. Il ne pense la prรฉsence ยซย des musulmansย ยป[1] quโau sein dโune certaine idรฉe de la dรฉmocratie. La seule garantie de la prรฉsence pacifiรฉe des musulmans en France serait donc cette idรฉe de la dรฉmocratie. Or quelle est cette idรฉeย ? ยซย Sโil fallait un synonyme ร dรฉmocratie, ce serait bien le mot de dรฉplacementย : refus des vies dรฉterminรฉes, des places assignรฉes, des identitรฉs fermรฉes, et par consรฉquent des futurs immobilesย ยป (p.86). Doit-on penser nรฉcessairement le vivre-ensemble avec les musulmans seulement ร partir du concept de dรฉplacementย ? Est-ce seulement en tant que dรฉplacรฉ que le musulman peut sโintรฉgrer ร une Rรฉpublique de dรฉplacรฉs[2]ย ?
ย ย A la place des musulmans, car ce nโest pas vraiment des musulmans dont parle Plenel. Ce que ce cโest, rรฉellement, profondรฉment, quโรชtre musulman, Plenel nโen a rien ร fiche. Car le musulman est pour lui soit un pauvre, soit une minoritรฉ. Jamais un homme qui trouve dans la foi des ressorts pour servir la justice ou le bien commun. Lโexรฉgรจse qui est faite de la phrase de Marx ยซย la religion est lโopium du peupleย ยป[3] le ditย : cette phrase veut seulement dire, rappelle Plenel, que la religion est ยซย un divertissement plutรดt quโun abรชtissement, un moyen agrรฉable de dissiper une rรฉalitรฉ dรฉtestable, une faรงon de la refuser par le dรฉtour dโune fuite virtuelleย ยป (81). Nous voilร rassurรฉsย ! Toutes les pratiques spirituelles sont ramenรฉes ร un concept unique de ยซย religionย ยป, et ce concept est rรฉduit ร nโรชtre quโune expression de la misรจre sociale. De plus รชtre musulman nโest pas diffรฉrent pour Plenel quโรชtre une autre minoritรฉ dans un autre contexte, ร tel point que ce que lโIslam peut apporter de spรฉcifique ร la Rรฉpublique est une question hors de propos pour lui. A aucun moment nโest pensรฉ que la religion puisse รชtre pour la Rรฉpublique autre chose quโune drogue douce pour supporter la souffrance ou une identitรฉ minoritaire. Or cโest bien en tant que tels que les musulmans sont dรฉtestรฉs, par les laรฏcards qui les traitent en religion de sous-dรฉveloppรฉs, et par les suprรฉmacistes qui veulent rรฉduire, ou assimiler, les identitรฉs minoritaires. Serait-il possible de penser la religion positivementย ? Non pas seulement comme non-majoritรฉ ou comme identitรฉ non-dominante, mais comme source de lien social, voire vecteur de libertรฉย ?
ย ย A la place des musulmans, car je ne peux pas mโempรชcher de penser que Plenel parle en leur nom mais sans mandat. Bien sรปr, il est bon de dรฉfendre les faibles et les opprimรฉsย ; mais ils sont prรฉcisรฉment dans un contexte oรน tout le monde parle ร leur place, et oรน tout est fait pour quโil ne puisse surtout pas sโexprimer par eux-mรชmes, en leur nom propre. Aussi je risquerais le terme de ยซย continuum colonialย ยป pour qualifier un tel ouvrage. La colonisation est une pratique de nรฉgation de la spรฉcificitรฉ dโun peuple, que ce peuple soit sur un autre territoire, ou sur le nรดtre (cโest tout le discours autour de lโassimilation). Mais cette nรฉgation peut รชtre trรจs subtileโฆ Jโen veux pour preuve lโutilisation du concept dโย ยซย islamophobieย ยป. Plenel a raison de rappeler que le terme nโa pas รฉtรฉ inventรฉ par lโIranย : ยซย son invention est bel et bien franรงaise, remontant ร 1910ย ยป (p.64-65). Mais en 1910, il a bel et bien รฉtรฉ inventรฉ par un colonialiste, Alain Quellien, ยซย Elรจve brevetรฉ de lโรฉcole coloniale, rรฉdacteur au ministรจre des coloniesย ยป[4].
ย ย On parle toujours ร la place des musulmans. Je m’arrรชteย lร .
[1] Jโemploie cette gรฉnรฉralitรฉ au mรฉpris de la diversitรฉ des musulmans de France, pour aller plus vite.
[2] Nโest-ce pas bizarre que Plenel reprenne lโidรฉe de Barrรจs selon laquelle Rรฉpublique = dรฉracinementย (mรชme si cโest pour sโen fรฉliciter)ย ? Ne peut-on pas penser ensemble Rรฉpublique et enracinementย ?
[3] Introduction ร la Critique de la philosophie du droit de Hegel. Extrait iciย de ce texte gรฉnial (mais rรฉductionniste)ย : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/marx1m.htm
[4] Pour vous rendre compte du paternalisme colonialiste de Quellien, son ouvrage, ยซย La politique musulmaneย ยป est disponible iciย : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6152175h.r=quellien.langFRย ย Petit extraitย : ยซย LโIslam a rรฉussi, parce que son dogme est simple, quโil manque dโoriginalitรฉ et de sacerdoce, et que cโest une religion pratique et indulgente. Il nโimpose ร ses adeptes aucune obligation en contradiction avec les lois de la nature et, par plus dโun cรดtรฉ, il traite de la vie matรฉrielle et des occupations sensuelles chรจres aux noirs, dont il flatte les instincts. LโIslam est en harmonie avec les idรฉes du milieu, car il tolรจre lโesclavage et admet la polygamie et la croyance aux gรฉnies et aux amulettesย ; il ne modifie donc pas lโorganisation sociale et รฉconomique des nรจgres et il retrouve mรชme chez eux ses propres institutionsย ยป, page II-III. ยซย Le noir, ร notre contacte, รฉprouve le besoin de sโรฉlever, de dรฉvelopper ses facultรฉs, il ne peut nous imiter, car notre mentalitรฉ et notre intellectualitรฉ sont actuellement incomprรฉhensibles pour lui. Mais il a, tout ร cรดtรฉ de lui, le musulman dont lโexemple est facile ร suivre et dont la religion sโadapte aisรฉment et confortablement ร sa propre existenceย ยป, p.V.
ยซย Serait-il possible de penser la religion positivement ?ย ยป
Bel article, merci les Altercathos pour tous ces articles qui nous rรฉveillent !