Il y a un malentendu sur le sens du Carême. Avez-vous remarqué par exemple que, dans le langage courant, l’expression « c’est Carême » a souvent la signification d’un « non ! », que l’on prononcerait l’air désolé, certes, mais avec une fierté terriblement communicative ? Imaginez un dîner chez des amis. On vous surprend le verre vide et vous voilà sur le point de vous faire offrir du vin. Comment allez-vous refuser ? Hochez légèrement la tête, prenez votre plus beau sourire d’ascète et chuchotez simplement : « c’est Carême… ». À coup sûr le bras s’arrête et, avec un peu de chance, la bouteille reculera d’admiration. Le charme de ces petites scènes peut nous induire en erreur : on croit trop volontiers que le sens du Carême est tout entier contenu dans l’effort de Carême, dans la privation, dans un certain art de dire non et de s’y tenir. Mais non : si c’était vrai, on pourrait tenir la célèbre équation « Carême = bol de riz » pour le résultat très subtil d’un chef d’œuvre de théologie démonstrative. Grâce à Dieu il n’en est rien et ce redoutable bol de riz n’épuise pas plus le mystère du Carême que le gigot d’agneau celui de Pâques ou la dinde au marrons celui de Noël. À l’entrée du Carême, l’Église ne nous demande pas de cultiver l’art du Non mais de retrouver le goût et le courage d’un Oui qui engage l’existence. Et elle fait bien : pourquoi diable rejeter le péché si l’on n’accepte pas le Salut ?
Alors que célèbre-t-on pendant le Carême ? Rien, me direz-vous : on attend de célébrer Pâques. C’est vrai et faux. C’est vrai, puisque les quarante jours du Carême marquent un temps de conversion et de pénitence avant Pâques, comme un seuil liturgique qui nous serait offert pour entrer dignement dans les mystères de la Passion et de la Résurrection du Christ. Mais c’est faux, aussi, puisque cette préparation est elle-même un mystère, qui doit-être médité et célébré comme tel. Le Catéchisme de l’Église catholique nous invite expressément, pour le Carême, à nous unir au « mystère de Jésus au désert » (§540). Où est le mystère ici ? Saint Matthieu écrit que Jésus, « conduit par l’Esprit », quitte le Jourdain et part au désert quarante jours « pour être tenté par le diable ». Cette formule de l’évangéliste a de quoi nous étonner. En effet, le « mystère de Jésus au désert », c’est d’abord l’énigme de cette préposition, « pour ». Pourquoi Jésus part-il au désert ? Pour être tenté par le diable. Si la tentation est bien cette épreuve dans laquelle il nous faut choisir ou rechoisir entre le bien et le mal, pourquoi Jésus doit-il s’y livrer ? Et même, pourquoi semble-t-il s’y livrer volontairement ? Lui qui connaît le bien — et pour cause : de toute éternité ! — encore lui faut-il le choisir et se convertir ! Ce mystère de Jésus au désert est donc le mystère de sa liberté d’homme : elle ne peut vouloir honnêtement et sincèrement le bien sans se confronter à la possibilité du mal, elle ne peut pas vouloir la volonté de Dieu sans lutte. Et ce mystère de la liberté est celui de notre Carême : Jésus lui-même a dû triompher trois fois de la tentation au désert et nous continuerions de penser, bourgeoisement, que nous avons choisi Dieu une fois pour toutes, comme des saints de cinéma ? L’Église nous donne quarante jours pour comprendre que nous ne sommes jamais quitte de notre liberté : ceux qui ont choisi Dieu, qu’ils se convertissent ! Ce mot, « Carême », signifie en un sens qu’il n’y a pas de bourgeois devant Dieu, qu’on ne se repose pas sur Dieu comme sur un capital. Avant Pâques, l’Église nous demande de choisir Dieu à nouveau, avec sincérité et liberté. Or un tel choix n’est possible que si notre liberté est en exercice (c’est la signification du mot ascèse), c’est-à-dire capable à tout moment de réaffirmer son oui et son non.
Objections spontanées contre le Carême : le chrétien parfait et Nietzsche.
Le Carême, pourtant, a mauvaise réputation, on le redoute. C’est vrai qu’il y est beaucoup question de privation et nous n’aimons pas les privations. Aussi, ce temps consacré de la contrition et de la pénitence reflète à première vue l’aspect le plus mesquin et le plus réfuté de la religion : les plus méfiants soupçonnent d’emblée un reste de dolorisme, une volonté de se mortifier pour le plaisir de Dieu. Envisageons donc deux objections spontanées contre le Carême. La première pourrait venir d’un chrétien sincère. Imaginons le chrétien parfait : comment ne serait-il pas tenté de voir dans le Carême une manière de s’accomoder avec le vice ? Il rappellerait que Jésus nous dit « abandonne tout et suis moi » et pas : « sois un bon chrétien pendant quarante jours ». Jésus, c’est vrai, exige la vie de ses disciples, leur engagement total, et on aurait tort de croire s’en tirer à bon compte en levant le pied sur le chocolat. Pour qui se fait une idée quelque peu élevée de la foi, il y a bien quelque chose de petit et de risible dans cette idée d’un effort calculé et limité dans le temps. À raison, le parfait chrétien nous mettrait ici en garde contre un piège : mal compris, le Carême pourrait se transformer en une vilaine compétition de vertu, un training obstiné du Salut où tout effort fourni serait mesuré, enregistré, comparé, minutieusement pesé en vue de la performance et de la récompense. Si l’objection du chrétien parfait est réelle, nous pouvons toujours lui répondre qu’il n’existe pas et qu’à ce titre, si le Carême nous garantissait d’être « bons chrétiens » au moins quarante jours par an, ce serait déjà pas mal !
Mais justement : qu’est-ce qu’être « bon chrétien » ? Si le chrétien n’est « bon » que dans l’effort, la privation, la contrition, la pénitence, en un mot, s’il n’est bon que dans la mesure où il souffre, Nietzsche a bien raison de haïr le christianisme. Le « bon chrétien » serait le chrétien passé maître dans l’art de mentir sur ce qui est bon, un expert dans l’art de tenir en joue la vie, de tenir en suspicion le corps, la joie, le plaisir, la beauté, l’innocence. C’est avec un tel portrait en tête que Nietzsche flaire dans le Carême et ses privations les effets d’une hypocrisie redoutable qu’il appelle, dans la Généalogie de la morale, « l’idéal ascétique » : en un mot, il s’agit de créer une valeur, un idéal, à partir d’une non-valeur, la vie impuissante et dégradée. En d’autres termes : transformer une réalité sacrifiée, ratée, en valeur qui exige et justifie le sacrifice. Par exemple, si le chrétien voit dans le jeûne un idéal, c’est parce qu’il n’a pas d’estomac, pas de dents, pas d’appétit. S’il se prive dans l’espoir du Salut, c’est parce que de toute façon, il n’a jamais été assez gâté pour croire en ce monde-ci, etc. Cette explication ne vous convient pas ? Nietzsche en donne une autre dans L’Antéchrist : si le chrétien se prive des meilleurs morceaux c’est pour les donner aux prêtres, qu’il juge « bons mangeurs de beefsteak ». Vous n’êtes toujours pas convaincus ? C’est tant mieux car ces objections — utiles au moins en cela qu’à défaut de nous faire réussir notre Carême elles peuvent nous empêcher d’en faire un désastre moral : training du salut ou idéal ascétique — manquent effectivement le point essentiel, qui est le sens de la privation.
Réponse : le vrai sens de la privation.
Être privé de quelque chose et se priver de quelque chose, ce n’est pas la même chose. Voyons d’abord ce que signifie « être privé de quelque chose ». Dans les Catégories, Aristote donne cette définition très claire : « la privation ne se dit que d’un objet que nous possédons par nature ». La privation n’est pas le simple manque ou la simple absence de quelque chose : on ne peut être privé que de ce qui appartient à notre essence, de ce qu’on possède en droit, par nature. Ses exemples sont aussi clairs que sa définition : « nous n’appelons pas édenté ce qui n’a pas de dent ou aveugle ce qui ne possède pas la vue mais ce qui ne les possède pas au moment où il devrait les posséder ». Une pierre sans yeux et sans dent n’est ni aveugle ni édentée : c’est simplement une pierre et l’absence n’a pas ici la valeur d’une privation. Voilà qui est clair. Pourtant cette définition pose un problème difficile : si la privation désigne à proprement parler le manque ou l’absence de ce qui m’appartient essentiellement, elle est toujours un mal. En effet, dès lors que j’éprouve comme un bien ce qui appartient à ma nature, privation et mal sont des termes réversible : la privation qu’est la cécité ne peut pas être autre chose qu’un mal puisque la vue, pour l’homme, est un bien.
Alors que peut bien vouloir dire « se priver » volontairement ? Est-ce qu’il faut se faire mal ? Est-ce que Dieu peut prendre plaisir à ce que l’homme s’ampute volontairement d’un bien qui lui est naturel ? C’est de cette difficulté que naît le contresens sur la privation et la pénitence : qu’elle serait un art de se faire mal pour le plaisir de Dieu. Pour sortir de cette difficulté, remarquons que le Carême n’implique pas de subir une privation mais de la vouloir, par un effort. Et toute la différence est là : si je suis privé de quelque chose d’essentiel, je subis passivement un mal. Si je me prive volontairement, je suis obligé de m’activer pour connaître mon bien et je ne peux accepter de renoncer à un bien particulier que pour un bien plus grand. L’expérience de la privation et du sacrifice est une expérience de connaissance et de conversion avant d’être une expérience morale : chacun est invité à réfléchir sur ce qu’est pour lui le bien, non pas pour y renoncer et choisir le mal, mais pour choisir le plus grand bien. En jouant sur les mots, on pourrait affirmer tranquillement que la logique du pénitent est celle de l’hédoniste : l’homme ne peut se priver volontairement d’un bien que pour atteindre un bien plus grand.
Nos efforts et nos privations sont donc à replacer dans un effort de conversion au bien. Par exemple, on ne jeûne pas pour jeûner mais parce que le partage est un bien, parce que la prière est un bien. L’Église laisse les catholiques libres de choisir leur effort de carême car chacun est en mesure de savoir quel est le bien qui prend une place démesurée dans sa vie. Le glouton n’a pas à faire les mêmes efforts que l’avare. Chacun discerne son effort, c’est très légitime. Pourtant, l’Église prescrit à tous le jeûne, la privation de nourriture qui est notre besoin le plus élémentaire, notre bien le plus naturel. Pourquoi ? Parce que nous serions tous d’affreux gloutons ? Non ! S’il convient de jeûner, c’est pour nous rappeler que nous avons tous besoin de nous élever au-dessus de nos besoins, d’envisager le Bien autrement que comme la satisfaction d’un besoin, de l’envisager comme l’objet d’un désir si grand qu’il mérite des sacrifices. Et si l’esprit seul ne comprend pas ce qu’est une conversion, il faut bien que le ventre lui explique… L’ascèse répond à un vrai besoin humain car au fond, nous sommes trop méfiants pour croire que le bien peut devenir une habitude. On se moque spontanément des doloristes et de leurs fouets, mais qui souhaiterait honnêtement que le bien nous soit devenu confortable, facile, indolore, au point de ne plus le sentir ? L’ascèse permet de rompre la chaîne d’une telle habitude et de réévaluer notre liberté à faire le bien. Alors on n’entre pas en Carême parce qu’on est un pur esprit mais parce qu’on veut cesser de l’être : on veut sentir dans son corps l’exercice de sa liberté, éprouver dans sa chair qu’il y a un oui et qu’il y a un non. Pendant le Carême, le chrétien expérimente dans la privation l’état régénéré et bien vivant d’une liberté qui veut le bien : elle doit faire des sacrifices.
Pourquoi le Carême a-t-il une fin ?
La question n’est pas si absurde ! Si le Carême nous permet de discerner notre vrai bien et que le vrai bien rend heureux, pourquoi doit-il se finir ? Pourquoi vouloir être libre seulement quarante jours par an ? Parce qu’éprouver sa liberté, c’est aussi éprouver ses limites. Quarante jours c’est le temps qu’il nous faut pour redécouvrir notre vrai bien, pour nous tourner vers Dieu mais c’est aussi le temps nécessaire pour découvrir que cet effort nous coûte trop, que nous sommes, en un sens, incapables du bonheur, incapables de nous libérer par nos propres forces de tous nos petits esclavages. Le chrétien qui entre en Carême de bonne volonté apprend vite l’impuissance et la finitude de sa volonté : non pas parce qu’elle serait mauvaise, mais parce qu’elle est bonne. Le partage et la prière, la foi et la charité, nous demandent des efforts, et même en nous y consacrant le mieux possible, nous découvrons que nous ne sommes pas à la hauteur du oui qui nous est demandé. C’est pourquoi la foi et la charité ne sont rien sans l’espérance : le Carême se termine avec la fête de Pâques, qui est la grande fête du Salut. Après avoir découvert la grandeur et la finitude de notre liberté, nous découvrons que ce n’est pas par nos propres forces que nous nous sauverons mais avec le Christ et par lui. Commençons donc cette longue marche vers Pâques avec la conviction qu’il y a bien une oasis — cette espérance du Salut — dans le désert aride et sublime de la foi et de la charité humaines.
Bon Carême à tous et n’oubliez pas de vous parfumer la tête !
One thought on “Un malentendu sur le carême : temps de contrainte ou de liberté ?”