À l’issue d’une conférence donnée à la London School of Economics par Monseigneur Peter Turkson[1] , intitulée Towards Reforming the International Financial and Monetary System[2] , le cardinal s’est fait interpeler sur la question de la dignité de l’Homme et des droits de l’Homme, principes séculiers : quel était, lui demandait-on, son rapport à ces notions séculières, en tant que chrétien et catholique ? Pour répondre à cette question, Mgr Turkson a d’abord rappelé l’origine du terme « dignité » qui vient du latin, dignitas. La notion latine de dignitas fait référence à l’ensemble des accomplissements d’un citoyen romain qui lui permettait alors d’obtenir la reconnaissance et le respect de ses concitoyens, d’acquérir un prestige. La dignitas était donc, pour les Romains, quelque chose qui s’acquiert, qui se gagne à la force du poignet. Tous les hommes n’en bénéficiaient pas, pas même tous les citoyens romains. Mais, continue Mgr Turkson, la tradition judéo-chrétienne a apporté quelque chose de nouveau. La dignité n’est pas quelque chose que l’on gagne : tout homme est digne, a une dignité, du « simple » fait qu’il est homme, fait à l’image de Dieu et fils de Dieu. Cette idée (cette vérité, en fait) que la dignité est inhérente à l’humanité s’est imposée comme universelle et a ensuite été reprise plus récemment pour établir les droits de l’Homme. Il n’y a donc aucun conflit entre les valeurs chrétiennes et le principe (aujourd’hui) séculier des droits de l’Homme.
Ce qui m’a frappée dans cette réponse, dans le contexte français actuel du débat sur l’euthanasie, c’est que la dignité (dignitas) a pu être comprise comme une qualité que l’on gagnerait, puis rétablie comme qualité inhérente à l’homme, et qu’aujourd’hui, certains arguent que la dignité est quelque chose qui peut se perdre et ne peut être restaurée que par la mort. Les partisans de « la mort dans la dignité » ainsi comprise remettraient donc en cause le principe universel (et séculier) selon lequel être humain, c’est être digne, quoiqu’il arrive. Celui qui a un handicap, qui souffre d’une maladie incurable (physique ou mentale), ou dont l’état de santé décline à cause de sa vieillesse n’est pas moins digne que n’importe quel autre être humain qui serait sain de corps et d’esprit. La souffrance ne rend pas moins digne. En revanche, le regard porté sur la souffrance et les personnes en fin de vie peut amener celui qui est ainsi regardé à se sentir indigne.
Lorsque l’on aborde la question de l’euthanasie et du « droit à mourir », un des mots qui revient est celui de « fardeau » : on perdrait sa dignité à partir du moment où l’on deviendrait un fardeau pour ses proches ou pour la société. Cette vision de soi comme « fardeau » n’est-elle pas l’intériorisation du regard que les autres, la société, les membres de sa propre famille portent sur nous (regard auquel peut s’ajouter un peu d’orgueil) ? C’est parce que nous sommes dans une société individualiste où l’autonomie est érigée en qualité absolue, que le fait de reconnaitre que l’on a besoin des autres est vu comme un échec social et personnel. Alors que le gouvernement actuel demande aux citoyens français une plus grande solidarité financière par un partage plus équitable des richesses (ce qui, en soi, n’est pas à remettre en cause), il promeut, en laissant entrevoir une possible légalisation de l’euthanasie, une société extrêmement individualiste au sein de laquelle les liens de solidarité entre les générations, au sein des familles, entre malades et personnes saines, sont de plus en plus distendus ; une société où on n’ose pas demander de l’aide ou même offrir son aide à celui qui en a besoin de peur de porter atteinte à l’autonomie de l’individu en question.
La dignité ne se gagne pas plus qu’elle ne se perd. C’est parce que nous sommes des hommes et des femmes, créées à l’image de Dieu, fils et filles de Dieu, que nous sommes dignes – tous, sans exception aucune, et même si nous ne croyons en aucun dieu. On ne peut alors mourir que dignement si l’on meurt en homme ou femme – et non en fardeau.
Note : je tiens à remercie le Père Stephen Wang dont l’homélie du 9 février a été le point de départ de cette réflexion.
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[1] Le Cardinal Peter Turkson est originaire du Ghana et président du Conseil pontifical « Justice et Paix » depuis octobre 2009.
[2] Vers une réforme du système financier et monétaire international.
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