Notre Président, Paul, nous envoie cette semaine un petit texte dénonçant certaines conséquences de l’indécision en politique.
Nombreuses sont les raisons qui enfoncèrent les clous dans les mains et les pieds du Christ, mais il en est une qui ne peut plus nous laisser indifférents, nous laïcs. Il s’agit de l’indécision de Ponce Pilate. Voilà une cause proprement historique : un homme, qui était chargé de gouverner une terre habitée par des juifs doit prendre une décision afin d’apaiser le peuple. Faut-il tuer le Christ afin que la cité survive, ou bien faut-il sauvegarder un innocent afin d’agir selon sa conscience ? Dans les deux cas, Pilate sait que sa décision entrainera un mal, la mort de l’innocent ou bien la révolte contre César. Pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne choisit pas de tuer l’innocent. Il laisse faire la foule, ou plus précisément une faction de juifs qui craint que Jésus soit le Roi, et qui lui préfère un Roi terrestre (« Nous n’avons de roi que César », leur fait dire St Jean).
C’est ce que l’on voit très bien dans le récit que donne Luc du non-procès de Jésus. Non-procès, car qui a jugé le Christ ? Personne en particulier. Dans le récit de Luc, Jésus passe du Sanhedrin, à Pilate, puis à Hérode, puis à nouveau à Pilate. Chaque autorité laisse à une autre la charge de prendre la décision : le tribunal religieux s’en remet au pouvoir politique, qui s’en remet à un autre pouvoir politique, qui refuse de s’exercer, pour laisser l’affaire tomber aux mains de la foule. Les autorités se renvoient la balle, et elle finit par tomber entre les mains pharisiennes. Ce n’est en effet pas Pilate, dernière autorité en charge de juger le Christ, qui prend la décision. Luc le dit bien : « Quant à Jésus, il le livra à leur bon plaisir » (23, 24). C’est le « bon plaisir » de la faction qui décide, pas le politique qu’incarne Pilate. Cette indécision est rendue encore plus explicite par Matthieu : « Voyant alors qu’il n’aboutissait à rien, mais qu’il s’ensuivait plutôt du tumulte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains, en disant :
Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir » ! Et tout le peuple répondit : « que son sang soit sur nous et sur nos enfants » ! Alors il leur relâcha Barabbas ; quant à Jésus, après l’avoir fait flageller, il le livra pour être crucifié (18,27).
Face au tumulte que provoquerait la décision de libérer l’innocent, Pilate ne fait pas le choix de l’exécuter, il laisse décider à sa place la foule irrationnelle. [On peut imaginer que s’il avait assumé la décision d’exécuter Jésus, la procédure eût été différente, il aurait alors pu temporiser : l’emprisonner avant de le crucifier, voire le laisser en prison le temps d’attendre que la colère des juifs fût apaisée. Non, par peur des juifs, Pilate démissionne, laissant faire les circonstances immédiates]. Ponce Pilate est ainsi la figure de celui qui ne s’engage pas, et qui, croyant s’en laver les mains, cause la mort du Christ.
En somme, Pilate fait le choix de l’indécision, laissant gouverner une autre loi : celle du tribunal autoproclamé des religieux. C’est en ce point que l’indécision politique qui cause la mort du Christ croise le problème de la laïcité. Ce que Pilate refuse de décider, c’est d’une distinction ferme entre le théologique et le politique, laissant une communauté décider selon ses propres normes (religieuses) de la mort de l’innocent. C’est ce qui est clair dans le mot de la foule à Pilate : « Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne te l’aurions pas livré ». Tu sais bien que nous sommes la norme de la justice, semble dire la foule à Pilate, donc si nous, nous disons qu’il est coupable, c’est qu’il est coupable ; il suffit que nous disions qu’il est coupable pour qu’il le soit, puisque la justice c’est nous. Là est la confusion théologico-politique, qui est concrètement une confusion entre l’autorité politique (Pilate) et une communauté religieuse (« les juifs ») : une autorité religieuse refusant l’autonomie des choses terrestres impose sa norme au politique, et renverse les valeurs, le juste méritant d’être crucifié pour le Salut de la Cité, tandis que l’insurgé politique, Barabbas, doit être libéré.
On ne peut faire abstraction des institutions. Les Romains avaient privé les Juifs du pouvoir d’infliger la peine capitale. Les autorités juives l’ont condamné à mort mais demandent l’exequatur de leur décision à Pilate. Pilate doit juger si la décision de condamnation est valable. Voilà le cadre institutionnel. La foule, manipulée, n’est qu’un instrument, on lui demande de faire peur à Pilate. C’est pourquoi on dit que Pilate est un lâche qui abandonne sa mission par lâcheté car il a peur de la foule. Selon saint Paul, Pilate le pouvoir de Ponce-Pilate venait de Dieu : « omnis potestas a Deo » « Tout pouvoir vient de Dieu. » Il fuit devant sa mission, tente de rejeter sa responsabilité sur la foule. La foule, d’abord parce qu’elle ne comprend pas ce qu’elle fait, ensuite parce qu’elle n’a aucun rôle institutionnel est bien moins coupable que Pilate. Claudel fait dire à un de ses personnages qui s’exerce à l’humilité « Je suis plus vil que Judas, plus lâche que Ponce-Pilate. » Ponce-Pilate reste le modèle de la lâcheté. En ce qui concerne la foule: elle est composée d’imbéciles manipulés, c’est bien moins de responsabilités que celle d’une autorité intelligente, clairvoyante.